“Mystica” de Stéphane Barsacq : la joie du milieu de vie
L’écrivain Stéphane Barsacq vient de faire paraître, aux éditions de Corlevour, un recueil d’aphorismes stimulants, une chaîne de pensées courtes et profondes, imprégnée de joie parfaite : Mystica. Un hymne à la vie passée dans l’amour, la pauvreté et la création. Un livre lumineux.
Essayiste et romancier, d’une ascendance à la fois russe et landaise ayant donné et donnant encore des figures prestigieuses (le dramaturge, metteur en scène et réalisateur André Barsacq, le sculpteur et orfèvre Goudji), Stéphane Barsacq présente dans son nouveau livre, Mystica, une série, une chaîne pourrait-on dire, d’aphorismes consacrés, pour la plupart d’entre eux, à l’art et la création – en particulier à la musique et la poésie –, à la beauté mais aussi à la mort de Dieu décrétée par la modernité et ultimement à la vie de Dieu en chacun de nous. Car ce Dieu déclaré mort est bien vivant pour l’auteur et veut même nous communiquer sa vie qui est l’être dans sa plénitude, qui est la joie parfaite : de sorte que vivre, créer et reposer en Dieu, c’est finalement tout un.
La joie du milieu de l’épreuve
Voici donc un livre du milieu de vie qui ne parle pas de la crise mais de la joie du milieu de vie. De façon à première vue paradoxale, cette joie semble être une grâce reçue au milieu, et même du milieu, de l’épreuve de la mort. Car pudiquement, aux deux tiers du livre (comme s’il ne pouvait confier cette épreuve à son lecteur qu’après avoir cheminé un temps avec lui, qu’à l’issue d’un compagnonnage), l’auteur révèle avoir frôlé la mort au début de ce siècle, alors qu’il était âgé de trente ans. Plus qu’il ne l’a frôlée, il l’a vue et a compris qu’elle était réelle, ce que le progrès technologique et l’abrutissement numérique voudraient faire ignorer, il a vu et compris qu’elle était la grande épreuve et qu’elle fait partie de la vie dont elle n’est pas la fin mais une étape, une station, nécessaires, vitales. D’avoir eu ce que Léon Chestov appelait « la révélation de la mort » empêche d’ignorer sa réalité, sa présence, fût-elle invisible (mais si bien « incarnée » par la présence de nos morts), son échéance, fût-elle non fixée. D’avoir eu « la révélation de la mort » semble avoir considérablement aidé Stéphane Barsacq à méditer sur ce que sont la vérité et la vie bonne.
Un amour et une glorification de la vie, de la vie comme don, comme surprise et étonnement, comme remontée en enfance, parcourent les pages de Mystica dont la forme aphoristique rappelle Nietzsche (grand laudateur de la vie), Rimbaud (« il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps ») mais aussi Chestov donc et même René Char : « Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié ». Tout doit être pesé à son aune : il faut vérifier chaque jour notre savoir par la vie, plutôt que de soumettre notre vie au savoir.
Mystica laisse enfin le lecteur face à un choix, une décision fondamentale – en soi, c’est déjà un mérite : faire appel à la liberté du lecteur et lui montrer qu’un choix est possible – qui engagent toute la personne, un choix et une décision qui nous replacent dans l’alternative et la tension des grands romans dostoïevskiens : « Si Dieu n’existe pas, tout est possible », surtout le pire peut-on ajouter. Ce choix, le voici : Dieu ou rien, la vie de Dieu ou sa mort, la liberté ou le néant.
L’alternative et la tension traversent d’ailleurs plus généralement toute la pensée russe au tournant du vingtième siècle. Léon Chestov en a magistralement exposé l’enjeu : « Tout ce qui s’est “libéré” de Dieu se livre au pouvoir du Néant. La “dépendance” à l’égard de Dieu est la liberté à l’égard du Néant, lequel… suce comme un vampire le sang de tout le vivant ».
Ma sœur la vie
Comme on l’a dit, l’auteur a approché la mort, éprouvé sa réalité, ce qui fut une expérience fondatrice et libératrice en des temps où « jamais… la mort ne nous aura semblé plus lointaine, comme dénuée de réalité, environnée désormais de ce néant qui résulte de notre rationalité scientifico-technique ». Expérience fondatrice car il en a reçu semble-t-il un amour accru de la vie qui est devenu pour lui maxime et principe : « on doit toujours aimer la vie – et elle avant tout » et « L’art, c’est la vie ; pas ma vie ». Nietzsche est tout proche. Mais l’auteur va plus loin ou se rend ensuite ailleurs, cherchant ce qu’est la vie bonne. L’on peut dire que pour lui, est une vie bonne la vie passée dans l’amour, la pauvreté et la création. Nous reviendrons plus bas sur ce troisième terme, disons un mot des deux premiers.
Vivre, c’est aimer : « Aime et supplée donc à l’infinie vanité de tout ». L’on pourrait prolonger cet aphorisme par le mot de saint Augustin, car aimer c’est à la fois être et devenir libre, c’est comme un infatigable et permanent mouvement de libération : « Aime et fais ce que tu veux ». Vivre, c’est prendre part à une œuvre d’amour : « L’amour ne connaît que la vie. Il la donne : elle le lui rend ». Et aimer, voilà qui est très concret, c’est par exemple aimer la façon qu’a une femme « de se gratter la tête » (l’auteur cite W.B. Yeats), c’est penser de quelqu’un, l’observant amoureusement et secrètement dans ses gestes les plus anodins : il est bon que tu sois qui tu es, que tu sois ajoute à la beauté du monde et m’en convainc.
Vivre, c’est aussi être pauvre car « la pauvreté est une richesse invisible » et bien plus même, elle est un « rachat », donc une œuvre, un dynamique, plus qu’un état : on retrouve là encore la volonté de l’auteur d’appeler son lecteur à l’exercice de sa liberté. La joie même est une œuvre, pas un état, car elle est « une peine relevée » : il faut donc bien que, comme l’enfant s’essayant à ses premiers pas, nous soyons relevés par une main droite et douce. Bien plus, la souffrance aussi est une œuvre ou du moins coopère à l’œuvre, pouvant être, si nous le voulons, « l’aiguillon de notre travail ». L’on peut donc dire de la pauvreté et de la joie ce qui est dit de la pureté : elle « ne saurait être un état, mais une dynamique ».
Vivre, au fond, c’est faire la belle et féconde expérience de la gratuité car « tout ce qui a de la valeur est gratuit » : il en va ainsi de la poésie, de l’amour, de la sainteté, et l’auteur d’ajouter au sujet de la pauvreté qui est pour lui lucidité : « Pauvreté n’est pas misère : c’est l’absence du superflu, pas celle du nécessaire. Mais c’est aussi un regard intérieur ». Vivre enfin, c’est créer.
Créer
Stéphane Barsacq distingue ici, au regard de la création littéraire, trois attitudes possibles : « il n’y a rien à écrire ; écrire le rien ; tout est à récrire ». On devine que la troisième est pour lui la plus juste qui consiste à être subjectif, car on écrit « avec son monde », sans tomber dans le piège du narcissisme qui consiste à « ramener le monde à soi ».
Créer, c’est s’ouvrir à l’éternité et, pour créer, il faut donc être soi mais aussi s’étonner du monde : dire, comme Cioran le lui enseigna, « Ah ! » devant le monde. Voilà presque une définition de la poésie qui est, pour André du Bouchet, « un certain étonnement. Et les moyens de cet étonnement » : la poésie qui, selon l’auteur, a déjà sauvé le monde et qui reste non seulement possible mais indispensable après Auschwitz. La poésie qui sait trouver la vérité et la beauté dans la réalité, qui est bien ainsi cette « sainte réalité » dont parlait Claudel. Et, d’une certaine manière, créer est une activité qui se déploie à partir d’une passivité, d’une entière perméabilité : « se placer devant l’invisible, et le laisser se déployer, selon ses voies, qui recèlent des mystères sur soi, que l’on est le premier à découvrir ».
Créer, c’est ainsi découvrir son style avec l’aide de ses maîtres – Stéphane Barsacq s’en reconnaît trois : Edmond Jabès, Emil Cioran et Yves Bonnefoy. Car le véritable maître, qui se distingue en cela radicalement du gourou qui veut subjuguer et asservir ses adeptes, est celui qui libère son disciple : « Les maîtres apprennent à qui les aiment à ne pas être des disciples » et encore « Jabès m’a rendu libre, non de le suivre, mais de m’accomplir ». Cette œuvre de libération accomplie par le maître est essentielle également pour Nietzsche qui écrit : « Un génie n’est rien s’il ne nous élève pas si haut et ne nous rend pas si libres que nous n’ayons plus besoin de lui » et synthétise : « Se rendre superflu, voilà la gloire de tous les grands ».
L’enfer, vraiment ?
Si Dieu existe, bien plus s’il est, il faut aussi concéder l’existence au diable, ce que fait Mystica. Sur ce point, les aphorismes sont parfois contestables ou insuffisants : lorsqu’il est dit que « le diable n’ignore rien, exceptée la joie », nous ajouterions volontiers qu’il ignore surtout l’obéissance et l’amour. De même, il nous semble que ce n’est pas par la compassion, pas seulement du moins, que l’on sort de l’enfer mais par l’offrande et l’oblation et aussi, de nouveau, par l’obéissance. Contestable aussi est la conception que se fait l’auteur de la théologie, n’hésitant pas à la qualifier d’« enfer de la sainteté » et à faire des théologiens des « activistes de Satan », oubliant que des théologiens ont fait des saints, oubliant aussi que la doctrine et la pratique de l’Église évoluent grâce au travail des théologiens. Dans son analyse, Stéphane Barsacq devrait à tout le moins lever l’ambiguïté et diminuer l’excès, à tout le moins ne pas accréditer l’idée d’une rupture entre la raison et la foi. Peut-être y a-t-il ici quelque chose de la défiance russe pour le Grand Inquisiteur, quelque chose de la foi populaire des fols-en-Christ ? Le livre nous semble en tout cas trop elliptique sur ces points.
Nous sommes également réservés sur l’idée selon laquelle : « Que Dieu meure et c’est le déferlement du néant ». Car il nous semble précisément qu’aujourd’hui, ceux qu’on appelle les djihadistes tuent au nom de Dieu. Si nous restons dans la perspective – résolument et authentiquement chrétienne – de l’auteur, on pourrait même dire qu’ils réalisent de nouveau ce qu’annonce l’Évangile de Jean (16,2-3) : Ils vous chasseront des synagogues ; et même l’heure vient où quiconque vous fera mourir, croira faire à Dieu un sacrifice agréable. Et ils agiront ainsi, parce qu’ils n’ont connu ni mon Père, ni moi. L’on trouve d’ailleurs cette citation sous la photographie des vingt-et-un martyrs de l’Église copte d’Égypte, photographie figurant à l’entrée de son Patriarcat de Jérusalem : ces martyrs furent décapités en 2015 par des membres de l’ »État islamique », au nom de leur Dieu, sur une plage de Lybie.
S’unir à la divinité de celui qui a pris notre humanité
C’est ultimement la question de Dieu que pose Mystica, plus précisément la question de l’oubli de Dieu. Son auteur, qui se déclare pleinement chrétien, propose une intéressante explication. Cet oubli est en réalité rendu possible par l’être même de Dieu qui ne veut pas soumettre l’homme mais désire être aimé librement de lui car il l’a créé à son image et à sa ressemblance, il l’a créé libre. Dieu ne force pas la liberté de l’homme, il attend qu’il réponde à son amour ; l’on peut même dire qu’il prend patience. Dieu a donc créé un homme qui peut l’oublier et n’attendre rien de lui, ce qui est la situation actuelle : « Dieu attend de nous plus que nous de Lui ».
On est en revanche surpris par l’affirmation selon laquelle « tous les hommes ne sont pas appelés à être des saints », dans la mesure même où Stéphane Barsacq va ici à l’encontre de l’appel universel à la sainteté, c’est-à-dire l’appel à vivre selon la perfection de cette charité qui traverse toute la Bible : Soyez saints car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint dit le Lévitique (19, 2) ; Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait, dit le Christ dans l’Évangile de Matthieu (5, 48).
Est par ailleurs ambiguë l’affirmation selon laquelle « Nous sommes appelés à être les sauveurs de la divinité en croix », selon laquelle c’est à l’homme de « sauver Dieu ». Il y a là comme un écho à ce qu’écrivait au dix-septième siècle Angelus Silésius, protestant devenu catholique, dans son livre le Pèlerin chérubinique : « Mon Dieu, si je n’existais pas, vous non plus n’existeriez pas puisque moi, c’est vous, avec ce besoin que vous avez de moi ». Il est vrai que, pour chaque personne, l’essentiel est, pour reprendre le titre du beau livre de Stanislas Fumet, l’Histoire de Dieu dans ma vie, histoire qui chez certains (de plus en plus nombreux) peut se réduire à une absence totale, à rien, en sorte que l’on peut dire de ceux-là qu’ils n’ont pas, dans leur personne et dans leur vie, sauvé Dieu. Mais les affirmations de Mystica nous semblent ici trop elliptiques et ambiguës (les formulations sont fortes et belles, mais parfois trop proches du slogan, trop schématiques, exigeant par conséquent une finesse, une précision que l’aphorisme, peut-être, ne permet pas), prêtant le flanc à une théologie (car c’en est une) faisant de la création du monde et de l’homme comme une nécessité et une obligation de Dieu.
Mais, heureusement, là n’est pas l’essentiel du propos du livre, dont le cœur est à chercher dans le mot (cité) de saint Irénée : « Dieu a fait l’homme pour que l’homme devienne Dieu ». Là est le véritable enjeu de la vie selon l’auteur. Il est posé de façon solennelle et magnifique : « Ou Dieu se réfléchira en nous – ou rien ne vaut la peine qu’on se donne » ; il faut « s’élever au point suprême où Dieu se contemple en nous, sinon rien ». Nous sommes donc tous appelés, telle Véronique, à imprimer le visage de l’Amour dans nos cœurs et sur nos visages, appelés à devenir des “alteri Christi”.
Le souffle du concile de Chalcédoine parcourt les pages de Mystica : c’est en effet lors de ce concile que l’Église affirma la doctrine des deux natures, divine et humaine, dans l’unique personne du Christ, natures déclarées « sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation ». Le Christ étant l’homme parfait selon saint Paul (Lettre aux Éphésiens : 13,4), c’est, nous dit l’homme de foi Stéphane Barsacq, en étant humains « dans le plein de notre humanité (que) nous toucherons la part divine qui est en nous », en atteindrons même la pleine stature. Et serons ainsi unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité.
Stéphane Barsacq, Mystica, Revue Nunc / Éditions de Corlevour, 2018, 150 p., 15 €