Mourir plus tard, mourir trop tard…

Mourir plus tard, mourir trop tard…
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La pandémie a-t-elle eu un effet sur les supercentenaires ? Si l’on sait que le virus et ses différentes souches ont durement frappé les personnes âgées, il semble que les (encore) plus âgés ont surmonté l’épreuve. Explications.

Actualité de l’économie sociale

Depuis que l’actualité nous sert chaque jour de nouveaux chiffres de morts de la COVID-19, je m’interroge sur l’incidence que pourrait avoir la pandémie sur l’évolution de la longévité humaine.

Durant les premiers mois, il semblait admis que la maladie frappait en priorité les plus âgés. Mais qu’en était-il des plus âgés parmi les plus âgés ? Jeanne Calment aurait-elle eu sa vie abrégée si elle avait vécu de nos jours ? Deux hypothèses adverses pouvaient être formulées.

La première, découlant tout naturellement de l’alarmisme ambiant, postule que plus l’on est âgé et plus l’on est susceptible d’être victime de la COVID-19. En conséquence, on devait s’attendre à une attrition rapide et significative de la population des centenaires, et a fortiori des supercentenaires (personnes ayant dépassé les 110 ans révolus).

La seconde suppose au contraire que, si des personnes parviennent à dépasser des âges que l’on peut juger anormalement élevés, c’est qu’elles ont des prédispositions naturelles à surmonter les épreuves les plus dures et qu’elles ne seront donc que peu touchées par un virus dont la létalité n’est pas foudroyante. C’est la fameuse loi de Gumbel, établie sur les crues maximales des rivières, dont on a tiré l’adage que « les Mathusalems sont épargnés par les maladies infantiles ».

Au vu des chiffres actuels, il semblerait que la seconde hypothèse soit la bonne. On peut cependant formuler deux réserves, d’abord que les campagnes massives de vaccination et les mutations du virus ont modifié et continuent de modifier la répartition par âge des malades et des décès, ensuite que les statistiques concernant les supercentenaires sont moins fiables et surtout moins complètes que par le passé.

Ce dernier point peut surprendre. Le public, les médias en général, sont friands de nouvelles concernant les records de longévité ; et on peut penser qu’un pays, une ville, une maison de retraite où vit un supercentenaire va chercher à le faire savoir, à en faire un argument prouvant l’excellence de son système de santé, des conditions de vie offertes à ses seniors. On peut penser aussi que des autorités internationales médicales ou sanitaires se sont concertées, ont mis des moyens, pour établir des listes de records de longévité, les suivre, vérifier et valider les informations reçues à leur sujet.

Eh bien non. Les statistiques établies sur les supercentenaires sont le fait d’un groupement privé, sans but lucratif, le GRG (Gerontology Research Group), fondé en 1990 à Los Angeles. La figure dominante de l’équipe d’origine répondait au nom de Stephen Coles, un personnage charismatique comme certains Américains savent l’être. Rapidement, il sut réunir des fonds et constituer un réseau de correspondants de par le monde. Surtout, il réussit à imposer son palmarès des supercentenaires comme le seul crédible, et à le faire reprendre tel quel par le Guiness des records.

La partie n’était pas gagnée d’avance. Dans de nombreux pays où l’état civil présente des failles plus ou moins grosses, on inventait régulièrement des patriarches de 150 ou 180 ans, qui n’avaient jamais quitté leurs montagnes aux vertus régénératrices et devaient leur inébranlable santé à une baignade quotidienne dans un torrent glacé ou à l’absorption d’une tisane dont la composition secrète leur avait été révélée par un aigle noir un soir de pleine lune. Ces affabulations étaient souvent reprises par les autorités et devenaient donc ardues à contester. La Colombie avait même émis une série de timbres à l’effigie d’un certain Javier Pereira, prétendument le plus vieil homme du monde (162 ans). Stephen Coles imposa un rigoureux protocole de validation à chacun de ses délégués et parvint en quelques années à faire taire les imposteurs.

Cependant, il ne put rayonner que sur les pays où ce protocole était applicable ; ainsi une grande partie de l’Asie, dont la Chine, ne figurait pas dans sa statistique. Il présentait celle-ci avec toutes les précautions d’usage, laissant entendre que le nombre réel de supercentenaires pouvait être nettement plus grand que celui qu’il affichait, et qu’il se limitait volontairement aux cas qu’il avait pu vérifier d’une manière inattaquable. Néanmoins ses chiffres furent rapidement admis comme exhaustifs, et l’absence de Chinois mise sur le compte des séquelles de la Révolution Culturelle.

Sa notoriété était un gage de qualité. Comment en effet imaginer un établissement pour personnes âgées qui compte un supercentenaire parmi ses pensionnaires et qui ne réagisse pas s’il constate que celui-ci est absent du palmarès du GRG ?

Stephen Coles mourut en 2014. Dans les mois qui suivirent, la liste du GRG ne commença plus à 110 ans (plus quelques mois nécessaires aux vérifications) mais à 111. Un beau jour de février 2015, ayant eu connaissance par le journal local des 111 ans de la doyenne de ma région, je m’inquiétais de ne pas la voir apparaître dans la liste et je m’en ouvris à l’un des correspondants français, et voici l’essentiel de la réponse qu’il me fit alors :

Vous avez raison, depuis plusieurs mois, voire même plus d’une année, le rythme des validations par le GRG s’est considérablement ralenti. La raison en est la maladie, puis le décès du docteur Stephen Coles. Il y a quelques jours, [son successeur] m’a personnellement informé qu’il avait prévu de faire en sorte que le fonctionnement du GRG reprenne un cours normal à brève échéance […] Historiquement, il y a 2 ou 3 ans seulement, les cas étaient validés à 110 ans révolus, et non à 111. Si le fonctionnement normal reprend, j’ignore si ce seuil de 111 ans sera conservé ou si le GRG reviendra à 110…

Concernant le mode de collecte des informations, en général, les articles publiés dans la presse ou sur Internet contiennent suffisamment de données pour permettre aux correspondants d’entamer leur enquête. De mon côté, je commence en général par les archives départementales en ligne, où il est souvent possible de retrouver l’acte de naissance de la personne concernée, voire des recensements. Sinon, il faut passer par les mairies. En principe, sur chaque acte de naissance doit être apposée une mention marginale lorsque le titulaire se marie, ce qui permet de collecter un document supplémentaire, pourvu que le mariage ait eu lieu il y a plus de 75 ans. Lorsque la personne est décédée, son acte de décès est également disponible à la mairie de son lieu de décès. Au total, un minimum de 3 documents administratifs différents et concordants (il peut en exister d’autres que ceux que j’ai cités) sont nécessaires pour que le processus de validation, c’est-à-dire d’authentification de l’âge de la personne, soit entamé par le GRG.

Quant aux maisons de retraite, elles sont parfois sollicitées pour rédiger une « preuve de vie », si aucun document récent n’a été récolté pour le dossier de validation. En dehors de la confirmation téléphonique comme quoi un supercentenaire est toujours en vie ou non, aucune information n’est divulguée sans l’accord de la famille, ce qui est bien normal.

Mais depuis 2015, au lieu de se redresser, la situation du GRG ne fit qu’empirer. Les listes publiées ne le furent plus qu’à partir de 112 ans, puis 113, et ce rétrécissement ne permit plus de comparer chaque année à la précédente. Aujourd’hui, aux derniers jours de 2021, il n’y a plus que 17 noms dans la liste. Ce sont toutes des dames, le dernier mâle recensé étant un Japonais, mort le 23 février 2020 à l’âge de 112 ans et 355 jours.

Parmi ces 17 survivantes, la plus jeune est née en 1908 ; neuf sont nées en 1907, quatre en 1906, et une seule en 1905, en 1904 et en 1903. La doyenne est Japonaise, elle aura bientôt 119 ans, mais il lui reste encore du chemin à faire pour rejoindre Jeanne Calment. C’est en tous cas une performance remarquable, car pendant longtemps l’âge de 116 ans semblait être devenu une barrière infranchissable. Et sa benjamine, cocorico, est une Française, Lucile Randon, en religion sœur André, bien décrite par sa fiche Wikipedia et une récente entrevue dans le Figaro. Si Dieu lui prête encore vie jusqu’au prochain 11 février, elle fêtera alors ses 118 ans.

Plus que la composition des vivantes, la chronique des décès de ces dernières années montre à l’évidence l’érosion continue de la base de référence et ne permet pas de déceler la moindre influence de la COVID.

Naissance en :
1903 1904 1905 1906 1907 1908 TOTAL
Décès en 2019 2 2 11 11 12 38
Décès en 2020 1 11 20 32
Décès en 2021 1 4 1 10 1 17

Comment se fait-il qu’aucune institution, publique ou privée, lucrative ou non lucrative, ne soit venue renflouer le GRG pour lui permettre de retrouver sa qualité de production d’antan ? J’avoue ne pas comprendre.

Je comprends d’autant moins que le docteur Stephen Coles n’était pas qu’un scientifique. Derrière son intérêt pour la survie aux grands âges, il y avait son intérêt pour la survie tout court ; il était l’un des premiers transhumanistes, et avait fait cryogéner sa dépouille, dans l’espoir de pouvoir un jour ressusciter lorsque, croyait-il ou faisait-il mine de croire, la technique le permettrait.

De sympathique et attachante entreprise, d’une nature voisine de l’Économie Sociale, telle que pouvait apparaître le GRG, la personnalité de son fondateur le rapproche également d’une secte d’illuminés. Raison de plus, me semble-t-il, pour qu’il ait trouvé un généreux financement posthume, tant les richissimes illuminés semblent pulluler aujourd’hui. Il faudra qu’on m’explique.

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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

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