“Mourir ou devenir fou” : Caryl Férey l’emphatique
Avec ses thrillers internationaux, Caryl Férey construit peu à peu une œuvre d’une grande qualité romanesque et historique, sondant à coups de plume les plaies encore à vif de pays brisés. Les personnages luttent entre amnésie et justice, tentant désespérément de se reconstruire sur les ruines d’une humanité reniée.
À l’occasion de la parution de Paz en format poche, les éditions Gallimard rééditent cinq romans de Caryl Férey parus les années précédentes, avec de nouvelles couvertures et un tarif réduit (jusqu’au 30 juin).
Qui a lu un livre de Caryl Férey ne manque pas de reconnaître sa patte dans tous les autres, d’autant plus lorsque nous parlons des polars internationaux, ces thrillers qui se déroulent dans des pays étrangers.
Il y eut tout d’abord Haka (1998) et Utu (2004), diptyque qui se déroule en Nouvelle-Zélande, mettant en scène deux inspecteurs brisés par leur passé, Jack Fitzgerald (d’origine maorie) et Paul Osborne, le premier hanté par sa famille disparue, le second par une femme maorie qu’il n’a jamais su comprendre, ni rejoindre. En 2008, Caryl Férey publie Zulu, qui met en scène le Zoulou Ali Neuman, dont le père et le frère furent massacrés lorsqu’il était enfant, chef de la police criminelle de Cape Town, qui mène une enquête avec deux adjoints, Brian Epkeen (Afrikaneer au passé douloureux) et le prometteur Dan Fletcher. En 2012 et en 2016 paraissent un nouveau diptyque, Mapuche en Argentine et Condor au Chili, qui évoque notamment le sort des Mapuches des deux côtés de la Cordillère des Andes. Enfin, Paz, en 2019, qui se déroule en Colombie, a pour toile de fond l’histoire du pays, de La Violencia (1948-1960) à l’ouverture économique du pays.
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Cette hexalogie (en attendant de prochains volumes ?) a en commun de nombreux éléments : l’intrigue se déroule dans des pays fracassés par une forme de fascisme ou d’impérialisme, qui ont connu des mouvements d’espoir – Caryl Férey ne cache pas une certaine sympathie pour les différents mouvements communistes (il serait d’ailleurs intéressant de le voir aborder d’autres pays dans lesquels le communisme, lorsqu’il était vainqueur, engendrait presque systématiquement des terreurs similaires) – réprimés dans le sang, avant de voir l’effondrement des dictatures et l’ouverture brutale, non contrôlée, de ces contrées au « néolibéralisme » – terme que l’écrivain reprend parfois, sans en préciser les contours ni les nuances, d’un pays à l’autre – mondialisé.
Il faut reconnaître à Caryl Férey une attention particulière à l’Histoire, qu’il aborde certes en romancier mais qu’il a réellement pris le temps d’étudier, trois à quatre années séparant chacun des romans ; à la lecture de ses paragraphes résumant une situation, un conflit, une organisation politique, on peut ainsi lui reprocher des partis pris – quel écrivain n’en a pas ? – mais certainement pas de rester à la lisière des complexités de ces pays meurtris, qui prônent officiellement la réconciliation nationale dans des optiques parfois très différentes, de Nelson Mandela à Carlos Menem, des territoires maoris à ceux des Mapuches, alors que les blessures sont encore à vif, alors qu’une impunité silencieuse continue de peser sur les populations, rendant presque impossible tout pardon, que ce soit au niveau familial ou communautaire, donc national.
La violence institutionnelle d’hier, faite d’expropriations, de tortures et de massacres, perdure sous une forme sourde, achevant de mettre les protagonistes – essentiellement les héros et héroïnes – devant cette alternative radicale : « Mourir ou devenir fou », ainsi que le répète Rubén Calderón, héros de Mapuche, qui vit son père poète manger, en Thyeste des temps modernes, les restes de sa fille, donnés à son insu par les atrides bourreaux de la dictature argentine, avant de se suicider. Lui a été épargné pour en témoigner, pour saper le moral des Abuelas et des mères de la place de Mai, celles précisément qu’on surnommait les « folles » ; il s’est tu, coûte que coûte, jusqu’à l’obsession.
« Mourir ou devenir fou. » Nul héros qui n’ait sa déchirure originelle, une plaie non cicatrisée, que la moindre secousse vient rouvrir, comme si le sol n’attendait qu’un affaissement pour révéler la brûlure d’un enfer immuable et engloutir tous ceux qui voudraient affronter ce dernier du regard, les yeux secs. Dans les romans de Caryl Férey, les personnages déglingués boivent, draguent et se droguent, se noient dans des relations périssables qu’ils accueillent indifféremment ou empoignent brutalement, cognent sur leurs adversaires jusqu’à ce que le silence dompte leur cerveau, se détruisent à n’en plus finir. De roman en roman, nous savons qu’il n’y aura probablement aucune rémission, pour aucun d’entre eux, de sorte qu’un éventuel survivant – surtout après les deux romans néo-zélandais, qui font table rase – apparaît comme un surprenant miracle ou une ultime condamnation à survivre, à perpétuité.
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Sur fond de rock – punk rock, rock électronique, post-rock, d’Iggy Pop à Godspeed You! Black Emperor, des Young Gods à Thom Yorke, en passant par David Bowie, à qui est dédié Condor, paru l’année de la mort du chanteur britannique –, quand les musiques tribales et rites ancestraux ne retentissent pas du fond des âges, Caryl Férey évoque la lutte des minorités dans chaque pays : les Maoris en Nouvelle-Zélande, les Zoulous en Afrique du Sud et les Mapuches en Argentine ou au Chili… Paz est le seul roman qui échappe à cette règle, mais non à celle de l’histoire d’amour chaotique, le couple improbable formé par Lautaro Bagader et Diana Duzan faisant écho à ceux non moins passionnément mouvementés de Jack Fitzgerald et Ann Waitura, Paul Osborne et Hana (ou même Amelia Prescott), Ali Neuman et Zina Dukobe, Rubén Calderón et Jana Wenchwn ou encore Gabriela Wenchwn et Esteban Roz-Tagle.
Ces amours torturées, nées d’une solitude destructrice, sont d’un romantisme en sursis, fait d’asphalte, de larmes sanguinaires et de sperme qui jaillit comme des balles. La tendresse de Caryl Férey affleure ces relations humaines tourmentées, leur donnant un champ imaginaire relativement vaste, à défaut de pouvoir trouver un lieu d’incarnation apaisé.
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Caryl Férey aime à dire que « l’histoire bégaye » ; ces romans aussi, par bien des aspects, l’écrivain étant naturellement marqué par des obsessions spécifiques : un passé infernal, un présent sans issue, le fascisme latent et le néolibéralisme vaniteux, des personnages démantibulés, l’amour salvateur avorté (à une exception près), la violence et la drogue, le sexe et le châtiment… D’autres faisceaux convergent à la lumière des six romans, relatifs à l’intrigue et au style.
Le récit naît presque systématiquement de deux intrigues, l’une personnelle (disparition d’une famille, échec de l’amour d’une vie, vol d’un proche, meurtre grandement ignoré d’un ami trav ou du fils d’un proche, conflit irrésolu entre deux frères), l’autre publique, consistant en un meurtre ou une disparition « officielle », qui s’entremêlent progressivement jusqu’à leur féroce conjonction. L’Histoire, intime ou communautaire, est définitivement la prostituée des assassins, des crapules et des butors.
Le travail sur le scénario et la narration ne se fait jamais au détriment de la pensée, de la langue, de la forme poétique. Outre le genre du thriller comme tel, Caryl Férey se risque à différentes formes d’écriture, de la chronique historique à la poésie, non sans talent, mais pas sans excès non plus. Telle est sa marque de fabrique : le débordement emphatique, l’outrance hypertrophiée, la saturation hyperbolique. Un regard qui scrute comme une démarche chaloupée, l’averse qui s’abat comme la plus timide caresse, les paysages indigènes comme les troubles nuits, tout est porté jusqu’à la rage, la cruauté, la désolation, la sauvagerie, l’inhumanité. Caryl Férey privilégie la grandiloquence pour souligner l’abjecte atrocité, comme si l’empilement des mots pouvait singer les rafales tirées par les tortionnaires de tout temps. Or l’excès n’a de sens que par contrastes ; ces derniers manquent hélas. Il y a là quelque chose de l’enfant, qui pense n’être cru ou crédible que s’il rajoute « trop », « vachement », « super » et « extra » pour dire la singularité des faits. Toute abomination est par définition unique, que les morts se comptent par centaines ou sur les doigts d’une main, que la violence soit institutionnelle ou nichée dans la seule psychologie d’un être en perdition.
Peut-être est-ce là le seul défaut des romans de Caryl Férey, qui manie par ailleurs la langue avec une grande dextérité… L’exagération interminable pourrait rappeler les colères rebelles des mouvements punks, dans les années soixante-dix, quatre-vingts. C’était il y a quarante, cinquante ans. Aujourd’hui, l’excès est récupéré de diverses manières, des black blocs, ces « mutins de Panurge » qui pensent plus à en découdre qu’à construire une société meilleure, aux innombrables matamores révolutionnaires pourfendant leurs ennemis sur les réseaux sociaux, pour tout, pour rien.
Reste toutefois une œuvre d’une grande qualité et, ce qui est tout de même rare dans un genre qui apparaît souvent comme très codifié, éminemment personnelle, contribuant à élever le roman noir au rang de littérature à part entière – s’il fallait encore le prouver.
Caryl Férey, Paz, Coll. Folio policier (n°924), Gallimard, 2021, 608 p., 9,70 €.
À l’occasion de cette parution, Gallimard propose un prix découverte pour cinq autres romans de Caryl Férey : Haka (1998), Utu (2004), Zulu (2008), Mapuche (2012) et Condor (2016), disponibles jusqu’au 30 juin 2021 pour 6,90 €.
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Crédits photographiques : Éditions Gallimard / Francesca Mantovani