Monde du spectacle : « Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui » ?
Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.
« Restez chez vous »
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Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui
J’ai très souvent en tête ce vers de Baudelaire.
J’avais été heureux de le trouver placé en épigraphe au 2066 de Roberto Bolaño ; je m’étonne toujours que ce grand amateur de citations qu’est Guy Debord ne l’ait, à ma maigrelette connaissance du moins, pas utilisé, tant il me semble dire en ses douze syllabes l’essence même de la société du spectacle.
Mais pour l’écrire ici, pris d’un doute léger, j’ai dû aller vérifier qu’il était bien tiré du célèbre Voyage.
C’est que ce vers, du moins pour moi, fait à lui seul poème.
Il porte en lui quelque chose d’effrayant, qui ne tient pas seulement à ce léger claquement de dentales. Je trouve son image et puissante et parfaite ; infinies ses applications métaphoriques.
Je m’en sers donc très fréquemment, c’est-à-dire, pour être plus exact, que, face au désespérant spectacle de notre monde aujourd’hui, il me revient très fréquemment. Oui, il me revient. Et en effet, il me semble bien, chaque fois, que c’est lui qui revient.
Est-ce à dire que je préfère m’abreuver à cette oasis-là du vers, qui est une oasis de beauté, qu’à celle, d’horreur, que notre monde m’offre ? Et, grave question morale, ne devrais-je pas remercier les horreurs de ce monde, chaque fois, de me faire revenir ce parfait antidote ?
Et, par exemple, dans ces quelques remarques déjà trop nombreuses sur cet unique vers, j’ai dû faire un choix esthétique. J’ai préféré nommer Bolaño ou Debord que la foultitude d’horribles crétins dont l’apparition non souhaitée dans mon champ de perception, chaque fois ou presque, me fait revenir ce vers.
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Restez chez vous. C’est le titre générique de ces chroniques que je tiens ici, comme je peux, quinzaine après quinzaine. Ce n’est pas une provocation. C’est bien plutôt ce que m’inspirent réellement ces dizaines de programmes culturels que je reçois chez moi. Je vois parfois passer dans ces programmes des noms d’amis, de personnes qui me sont chères, et qui, souvent, dans nos conversations privées, tombent d’accord avec un grand nombre de mes propos. Cela ne les empêche pas, dès lors qu’ils entrent en production, de faire et de dire tout le contraire. Je sais, il faut bien vivre… Parfois, ces mêmes personnes conviennent, avec un sourire vaguement navré, que le théâtre est tout de même un « art » plus intéressant à faire qu’à regarder (ne parlons plus même d’écouter, dans ce brouhaha). Le mot de branlette est certes charmant, mais tout cela relève plutôt de l’exhibition publique. Et tout cela, sans pulsion ! Par devoir ! Brrr…
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Je ne veux pas passer mon temps à pester contre le délitement culturel de notre époque. Pester ainsi contre lui, c’est à terme lui appartenir, et utiliser son vocabulaire idiot, sa syntaxe pourrie. Peut-être ne faut-il pas même réfuter cela que l’on combat, parce que cela oblige à entrer dans les vues de l’ennemi, à venir sur son terrain – et certainement cet ennemi ne souhaitait-il rien d’autre ? Et maintenant, c’est sa première victoire, son vocabulaire a envahi tout le champ du débat, du discours, et tout le monde va raisonner, ou faire semblant, et plus souvent délirer, selon les termes idiots qu’il aura imposés. Je ne veux pas dire non plus, ici, qu’il faut choisir la politique de l’autruche : non, il faut lui imposer autre chose, radicalement. À la volonté de détruire la culture et ses œuvres, plutôt qu’une critique même juste, même féroce de cette volonté de détruire la culture et ses œuvres, il faut opposer des œuvres. Des anciennes et des nouvelles.
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« L’individu que cette pensée spectaculaire appauvrie a marqué en profondeur, et plus que tout autre élément de sa formation, se place ainsi d’entrée de jeu au service de l’ordre établi, alors que son intention subjective a pu être complètement contraire à ce résultat. Il suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique ; mais il emploiera sa syntaxe. C’est un des points les plus importants de la réussite obtenue par la domination spectaculaire.
La disparition si rapide du vocabulaire préexistant n’est qu’un moment de cette opération. Elle la sert. »
Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle
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PLP
Ces petites notes ne signifient pas du tout qu’il ne faille pas, de temps en temps, mentionner l’existence de quelques agités. Par exemple, on entend beaucoup parler, dans le milieu culturel, d’un mouvement qui s’appelle « Décoloniser les arts » (DLA). Je me bornerai à dire, sans entrer en rien dans sa rhétorique, que ce nom n’a aucun sens ; que l’art, ou les arts, ne sont pas des territoires géographiques qui auraient jamais été colonisés ; que, très probablement, ce groupe, qui ne représente que lui-même, n’a rien à faire de la décolonisation ni des arts, mais, en surfant sur des mots à la mode et qui n’engagent à rien, veut prendre le pouvoir, ce qui est tout à fait autre chose. Prendre le pouvoir. C’est une très vieille passion humaine. Prendre le pouvoir ; disons PLP alors. Je puis même donner raison à ces gens sur deux points : il est parfaitement légitime, dans un régime politique qui a encore l’apparence de la démocratie, de prétendre accéder au pouvoir – et il est vrai que la terreur et l’intimidation sont ici tolérées, pour d’évidentes raisons historiques ; ils sont lucides en cela au moins qu’ils ne comptent pas sur leur talent artistique propre pour parvenir au pouvoir, les jeux de réseaux, de couloirs et d’antichambres des ministères sont bien plus efficaces.
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Je reviens brièvement à Jacques Copeau, que je me suis permis de citer quelque peu dans ma précédente chronique, “Quitter le théâtre”.
Quand Copeau, après l’aventure du Vieux-Colombier, après l’aventure américaine, a trouvé irrespirable, réellement impropre à tout théâtre, ce qu’on n’appelait pas encore de ce barbarisme de « système culturel », et a quitté Paris pour la Bourgogne, il n’a pas abandonné : il a cherché les conditions de sa pratique théâtrale. Il s’est défait de la vaine reconnaissance que des années de travail lui avaient acquise et il est allé où il n’y avait rien ; et, on le sait, cela n’a pas été simple. C’est exactement le contraire de prendre le pouvoir.
Il a quitté le théâtre de son temps. Pour continuer d’en faire. Peut-être même pour commencer vraiment d’en faire.
« Poète dramatique : titre parfait qu’il faut rêver. »
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Il est assez amusant de constater à quel point la prose ordinaire est devenue laide. On comprend encore à peu près ce qui est écrit, mais cela ne va pas durer. En ne la lisant pas, on s’épargne bien des imbécillités.
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Cahiers
J’aime beaucoup la mauvaise foi, au demeurant sincère, dont fait parfois montre Paul Valéry dans ses Cahiers – je donne ici quelques extraits de la section « Poésie » :
« Le poème est au roman ce que le son est au bruit. »
« Il ne faut pas mettre en vers des idées dont la prose soit capable. »
Peut-être, toutes considérations affligées sur l’enseignement écartées, une raison de cette atrocité contemporaine de la prose est-elle à chercher dans la disparition du vers, dans la disparition du savoir de ce qu’est un vers. Pour ne rien dire de celle des langues anciennes, qu’on a réputées mortes (et par exemple, au titre d’une comparaison impossible à faire désormais, on peut trouver dans les Pléiades de Rimbaud et Baudelaire leurs vers latins de collège). Et le combat cessa faute de combattants (Corneille).
Dans maints ouvrages dit poétiques aujourd’hui publiés, on cherche en vain un vers. Il peut s’avérer très utile de prendre des notes sans qu’il devienne nécessaire, pour autant, de les publier. J’étais content, l’autre jour, dans l’ouvrage publié d’un ami de trouver un beau vers. Cela m’a paru énorme.
Mais enfin, il paraît que le poète aujourd’hui philosophe (mon coiffeur et BHL aussi).
« Philosopher en vers ce fut et c’est encore vouloir jouer au loto selon les règles du jeu d’échec. »
C’est fort méchant, cela, M. Valéry ! Même les joueurs de loto qui ne se prennent pas pour des champions d’échec pourraient vous en vouloir ! Heureusement qu’ils ne vous lisent pas : ils sont actuellement occupés à quelque polémique avec Michel Onfray. Lequel a, d’ailleurs, récemment fait son coming out de poète (je parle la belle langue de mon siècle). Plusieurs journalistes ont été subjugués.
Je m’égare. Soyons sérieux un peu.
Les notes des Cahiers de Valéry étant classées par thème, selon l’ordre chronologique, on suit l’évolution de sa pensée.
Le fait d’être « d’accord » ou « pas d’accord », qui est une des scies du lecteur d’aujourd’hui, avec telle ou telle phrase, tel ou tel paragraphe, n’est d’aucune importance. À moins bien sûr, et c’est très possible, de ne pas saisir que Valéry a une idée si haute de son art que nous ne pouvons guère être que des nains. (Et mon droit, alors ? Mon droit ? Je n’ai pas le droit, peut-être, moi aussi, d’êt’’ poète ?)
Soyons sérieux, disais-je. Et donc, plutôt que de commenter notre auteur, citons-le :
À propos de la rime (entre autres) :
« Elle est, en somme, un système qui a fait ses preuves dans nombre de langues, et qui a été suivi par nombre de g[ran]ds poètes ; et auquel on n’a rien opposé.
[…]
Ce qu’on a fait a été 1° contester une convention sans en apporter une autre, 2° contester les conventions en général (quand le langage même en est une) 3° produire des résultats. »
Sur l’avenir de la poésie, en 1926-27, avec une incroyable longueur de vue :
« J’avoue que je ne crois pas t[ou]s les jours à l’avenir de la poésie. Les excitations qu’elle peut donner sont aujourd’hui fort distancées.
Aux esprits de qualité sup[érieure] / difficile / la Science donne plus. La musique. Aux autres, les applications de la Science donnent immédiatement sans l’ennui de la lecture des émotions rapides.
Un critique M. Vautel, qui ne va chercher de complications et qui semble bien exprimer comme d’ailleurs il y prétend le sentiment commun, écrit qu’il ne voit pas pourquoi on écrit sur des lignes inégales – etc.
Ce penseur a raison. Il ne fait pas un paradoxe. Il dit simplement ce qu’il pense et constate en soi ce que la majorité éprouve. »
Sur la musicalité de la langue française :
« Les Français croient, sur la foi des étrangers, que leur langue est la moins musicale des langues ; tandis qu’ils pourraient soutenir qu’elle l’est non moins que les autres, et à un degré plus subtil. »
Ou encore, plus précis :
« Le ridicule de la scansion des vers métriques – Réduire la musique à battre la mesure, quand la musique consiste à faire oublier la mesure tout en l’observant rigoureusement. »
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Vains fantômes d’État, évanouissez-vous.
C’est en relisant le bel et redoutable ouvrage, Dire le vers, de Jean-Claude Milner et François Regnault que je suis tombé, à l’o d’une difficulté à accentuer le second hémistiche, sur ce vers de Corneille, extrait de Rodogune. C’est la reine Cléopâtre de Syrie (et non, dans cette pièce, d’Égypte) qui dit ce vers en son monologue, acte II, scène première.
(Pour la petite histoire, les auteurs proposent d’accentuer ainsi ce vers bien singulier : Vains fantômes d’État, évanouissez-vous. C’est une accentuation assez rare du second hémistiche, où l’accent mobile tombe sur la septième syllabe, évidemment préférable à taper sur le va ou à forcer sur l’inévitable diérèse du ou-i…)
Ce vers m’a immédiatement marqué.
Je crains, comme celui de Baudelaire plus haut évoqué, qu’il ne doive me revenir souvent. C’est un vers qui fonctionne tout seul !
Pourtant, en retournant lire Rodogune, une de ses pièces que Corneille préférait, ce vers est la fin de la phrase, et la phrase elle-même le fait tout autrement entendre – puisqu’il s’agit ici, pour cette dure Reine, de justifier la raison d’État en la faisant jouer aux seules fins d’un pouvoir personnel :
Serments fallacieux, salutaire contrainte,
Que m’imposa la force, et qu’accepta ma crainte,
Heureux déguisements d’un immortel courroux,
Vains fantômes d’État, évanouissez-vous.
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