“Mon visage d’insomnie”, Samuel Gallet : de l’imposture à l’apocalypse

“Mon visage d’insomnie”, Samuel Gallet : de l’imposture à l’apocalypse
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Un texte sombre et glaçant sur un centre d’accueil pour mineurs non accompagnés, aux frontières de l’imposture et de la menace, du fait divers et de l’épouvante, du fantastique et de l’apocalyptique. 

CRITIQUE

Son histoire a beau se passer dans un centre d’accueil pour mineurs non accompagnés, la nouvelle pièce de Samuel Gallet, intitulée Mon visage d’insomnie (Espaces 34), est bien plus qu’un drame traitant de l’accueil que notre société réserve aux jeunes migrants. Loin de s’enfermer dans un genre social et moralisant qui se rencontre trop souvent, la pièce est en effet une échappée vers la fiction, parvenant à faire coexister, résonner et interagir une multiplicité de genres.

C’est ainsi que le lecteur, partant du rivage (rassurant !) d’un drame social, est emporté dans une mer agitée où se rencontrent l’imposture et la menace puis le fantastique et le métaphysique et enfin l’apocalyptique, le fait divers et l’épouvante. Avant d’être rejeté sur la grève, dans un grand décor blanc qui fait douter tant de la réalité de ce qui précède que de celle qui advient et clôt la pièce.

Non pas confusion des genres donc mais succession et surimposition de ceux-ci. Comme dans le rêve. Comme dans le rêve éveillé, cerné de nuit, que peut être l’insomnie. Et manifestation finalement très convaincante du pouvoir de la fiction, de l’équivocité et de la réversibilité des êtres et des situations.

Un centre d’accueil glaçant

Voilà d’abord un centre d’accueil qui, malgré une localisation (au bord de la mer) qui pourrait en faire une demeure hospitalière et paisible, s’avère le plus inquiétant et glaçant des hébergements. Relevons d’abord qu’il est presque intégralement vidé de ses pensionnaires partis faire du ski et qu’il n’est plus habité que par un jeune migrant, Harouna, une éducatrice, Élise, et un homme qui dit s’appeler André (mais que les dialogues désignent seulement comme « l’homme », mettant ainsi en doute son identité) et se présente lui aussi comme un éducateur. Le lieu est donc à la fois déserté et théâtre d’un huis clos qui déploie son étouffement sur fond de vide. Il se situe en outre dans un environnement hostile : hostiles sont en effet les éléments, vent et pluie, mer agitée ; hostiles sont aussi les habitants du village dans lequel est situé le centre, par « peur de disparaître » selon l’éducatrice, en sorte que les autochtones et les migrants se sentent finalement menacés les uns par les autres.

Ce centre d’accueil a tout enfin d’un lieu d’angoisse et de perdition, d’un vaisseau à la dérive prenant l’eau de toute part, « Comme si on était en haute mer ». Sa bâtisse grande et vide est battue par le vent, un vent qui s’insinue dans ses parois, « à cause des fissures », la glaçant à l’intérieur. Elle est aussi assaillie par la mer et la pluie, révélant sa perméabilité, son instabilité, sa vulnérabilité.

La façon dont elle est décrite fait irrésistiblement penser à l’hôtel Overlook de Shining, avec ses interminables couloirs, ses immenses salles désertes et ses chambres sans hôtes. L’image s’impose d’autant plus que le « visage d’insomnie » semble fermer les yeux sur (overlook) une réalité (la réalité sociale), pour les ouvrir sur une autre (la folie et la mort) bien plus inquiétante.

Ce visage d’insomnie, c’est au fond, et en surface !, la face inquiétante de la réalité, son côté sombre.

Crédibilité et ambiguïté

Comme dans nombre de pièces d’Harold Pinter relevant du genre, qu’il a sinon inventé du moins porté à son plus haut point, de la « comédie de la menace », l’être menaçant apparaît d’abord sous un jour rassurant, rassurant parce que crédible. Tel est le cas de cet éducateur qui vient d’arriver au centre, disant se prénommer André. L’histoire qu’il raconte, fiction dans la fiction, est crédible en effet : il dit avoir été chauffeur pour enfants handicapés puis aide-soignant, il travaille donc bien « dans le social ». Il a en outre des idées généreuses, des projets de fraternisation, comme celui d’un barbecue sur la plage qui réunirait les jeunes du centre et les habitants du village. Il sait aussi parler d’amour au jeune Harouna, avec douceur et pudeur : « Le lieu n’est plus vraiment le même quand la personne [que l’on aime] arrive. Tu ne parviens plus à te concentrer, à penser à autre chose qu’à sa présence. »

Mais à cet éducateur crédible, l’auteur prête intelligemment (semant ainsi des indices pour le lecteur) des propos ambigus et paradoxaux, il lui fait raconter des histoires inquiétantes comme celle de cet homme qui « voulait se laisser porter par la route. N’adhérer à rien. Ne pas s’installer », qui voulait « n’avoir aucune volonté, aucun objectif dans la vie », cet homme dont on ne sait s’il a réellement existé ou s’il est une pure projection de l’éducateur, et une projection « intentionnelle » destinée à déstabiliser sa collègue.

Cet étrange éducateur se révèle donc progressivement comme un marginal, comme quelqu’un qui n’a pas de vie propre et préfère se nourrir de celle des autres, se nourrir de leur intimité comme de leur sang, à la façon d’un vampire. Il vampirise ainsi le rêve d’Harouna, ce rêve d’une ville jaillissant de la mer, il se le réapproprie. Présentant à Élise et Harouna un plat de sirène, il laisse aussi transparaître, mi-ironique mi-sérieux, des désirs cannibales : « Enfin, ce n’est pas de la viande de femme, c’est de la viande de sirène. De la viande de poisson et de la viande de mammifère. » L’homme devient ainsi, peu à peu, par ses comportements et ses propos, inquiétant et menaçant. Et cette menace fait vaciller les certitudes et le cadre rassurant dans lequel évoluaient ses interlocuteurs mais aussi le lecteur. Il y a là un ressort et une dynamique dramatiques particulièrement efficaces.

Vision d’espérance

Poursuivant son exploration et son exposition des genres, la pièce aborde le genre fantastique et « poético-apocalyptique » (au sens étymologique de ce terme, celui de révélation), donnant à voir des visions d’espérance, telle celle d’Harouna, vision d’une « grande ville [qui] jaillit de la mer / Avec de grandes colonnes et de grands immeubles illuminés / … de belles avenues et de beaux magasins », une ville qui « flotte sur la mer », peuplée de sirènes, une ville qui est « la grande cité de Dieu qui jaillit de la mer » et qui est celle où le jeune homme un jour vivra. Cette Jérusalem marine, surgie de la mer et non descendue du ciel, abrite la préfecture, c’est-à-dire l’administration qui délivre les titres de séjour… C’est qu’une certaine ironie est aussi un ressort caché de la pièce.

Cet imaginaire urbain (on songe aux Villes invisibles d’Italo Calvino) est aussi le rêve d’une nouvelle civilisation, d’une nouvelle Atlantide, où se vivrait une nouvelle vie, un état second, comme « la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié » espérée par le poète René Char. État peut-être d’une insomnie qui ne serait plus seulement un état intermédiaire entre la veille et le sommeil mais qui serait l’état final résultant de leur union, un état dans lequel le rêve serait devenu réalité. L’état peut-être qui est celui dans lequel la pièce laisse les personnages (Élise et Harouna) et se clôt.

Quoiqu’il en soit, ces visions urbaines nourrissent une espérance, celle d’une création et d’une construction nouvelles : « Un jour, on partira dans une autre ville… On fera la vie. On la fera plus grande. On la refera entièrement. » dit encore Harouna.

Vision d’épouvante

Cette vision d’espérance voisine toutefois avec une vision d’épouvante, celle d’une vieille dame qui rôde autour du centre d’accueil et qui a « le visage de la folie », qui est la Folie et qui est aussi et finalement la mort. Pour Harouna, le village se mue alors en nef des fous et en vallée de la mort : « La Folie est la cheffe du village. Très blanche et très maigre. Elle marche dans les rues de l’hiver… elle vient devant le centre, elle veut que je meure, que je retourne à la mer, elle veut me noyer, elle veut que la mer monte, et que la tempête m’emporte. » De façon performative et quasi-prophétique, cette vision annonce le tourbillon et le déchaînement qui vont suivre et qui marquent le troisième acte de la pièce, intitulé « Dans l’abîme du temps », acte ultime qui est à la fois une extension temporelle, une réalisation criminelle et un engloutissement des deux premiers que forment les journées de samedi et de dimanche.

L’auteur ne s’arrête pas au topos romantique de la mort qui rôde et à la vision d’épouvante qui lui est associée, il donne en effet réalité, consistance et matière à cette épouvante : menés par la vieille dame, c’est-à-dire par la folie et la mort, les habitants du village poursuivent Harouna et incendient le centre d’accueil ; le faux éducateur (et vrai meurtrier) révèle quant à lui son imposture avant de poignarder et tuer sa collègue ; la ville espérée se mue en cité funeste et séjour des morts.

De façon surprenante, la dernière « image » de la pièce (son déroulement et sa précipitation finale sont en effet très cinématographiques) est celle d’un grand appartement paisible et lumineux donnant sur la mer, dans la ville rêvée. Élise et Harouna y affirment que seul l’amour sauve et fait vivre, qu’il est « seule puissance » et « seul espoir de salut » dans un monde où tout est en voie de destruction, ce à quoi l’on ne peut qu’adhérer. Peut-être est-ce là la fin de l’insomnie. Mais la fin d’une insomnie, ce peut être le sommeil aussi bien que le jour, en sorte que, là encore, l’incertitude et l’ambiguïté l’emportent, laissant le livre ouvert.

Frédéric DIEU

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Samuel Gallet, Mon visage d’insomnie, Éditions Espaces 34, 2022, 120 p., 16 €

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