Mohamed Al-Daradji : « Les femmes kamikazes sont une des menaces les plus importantes »
Après s’être fait remarquer sur la scène internationale avec ses deux premiers films, Ahlaam (2006) et Son of Babylon (2010), le cinéaste irakien Mohamed Al-Daradji a présenté son troisième film, The Journey, dans la section Cinéma contemporain du monde du récent 42e festival de Toronto. Nous l’avons interrogé sur le terrorisme, son expérience personnelle et les difficultés liées à la production d’un film en Irak. Entretien.
A-t-il été difficile d’explorer les raisons qui poussent une personne à entreprendre un attentat-suicide ? Est-ce différent lorsqu’il s’agit d’une femme ?
C’était la première gageure, pour ma co-scénariste Isabelle Stead et moi : se mettre dans la peau d’une femme qui a prévu de commettre un acte impensable. Pourquoi ce choix de devenir une kamikaze ? Est-ce par vengeance ou pour donner un sens à sa vie ? La raison est-elle religieuse : veut-elle apporter sa pierre à l’édifice de l’utopie islamique, ou répond-elle à la promesse d’un mariage au paradis ? Son acte représente-t-il une émancipation ? Comment ces femmes deviennent-elles les fantassins du patriarcat ? The Journey donne l’occasion d’engager une conversation autour de tous ces sujets.
En tant que réalisateur irakien, je me sens le devoir de réfléchir en profondeur à ce sujet que je ne peux pourtant pas comprendre, d’essayer de concevoir ce qui se cache derrière ces actes. Le dialogue est le moyen le plus efficace pour lutter contre la violence extrême, alors que les mesures antiterroristes ont toutes échouées.
Votre inspiration vient d’un événement réel. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En 2008, à peu près au moment où je préparais mon film Son of Babylon, j’ai lu un article sur une femme kamikaze. Cinq minutes avant que la bombe n’explose, elle s’est rendue dans un commissariat de police, pleine de remords, et s’est confessée aux policiers. Ils l’ont déshabillée et attachée aux portes d’entrée du commissariat. Elle n’avait que 16 ans. Cet incident m’a beaucoup affecté. Une fille si jeune enlisée dans quelque chose de tellement sinistre ! Des histoires similaires ont commencé à nous parvenir de tous les coins de la Terre : à Moscou, le 29 mars 2010, par exemple, deux femmes se sont faites exploser dans deux stations de métro, faisant 38 victimes et plus de 60 blessés. J’ai constaté que les femmes kamikazes sont potentiellement une des menaces les plus importantes dans n’importe quel pays, et plus particulièrement l’Irak.
La femme kamikaze est invisible, intouchable – c’est un atout très discret des missions extrémistes. Beaucoup de femmes sont endoctrinées dans des factions extrémistes présentes en Irak, au Moyen-Orient et partout à travers le monde. On naît totalement innocent, qu’est-ce qui transforme une personne au point de la pousser à commettre des actes d’une telle violence et d’une telle atrocité ?
Ayant grandi en Irak, avez-vous des expériences personnelles à ce sujet ?
Je me suis enfui de mon pays natal à l’âge de 16 ans. En tant que réfugié en quête de meilleures conditions de vie, je n’en croyais pas mes yeux lorsque les attaques de Londres du 7 juillet 2005 se sont produites. Je ne pouvais pas non plus croire au fait que les instigateurs de ces crimes étaient mes voisins à Leeds. Ces attaques ont démontré la fragilité de toute société sous la menace de l’extrémisme. Plus de dix ans après ces attaques, le terrorisme est devenu un problème encore plus grave. Les groupes comme l’État Islamique continuent à mettre un frein au multiculturalisme en Angleterre, et on continue à voir de plus en plus de jeunes abandonner leur foyer et leur famille pour rejoindre ces causes sinistres à l’étranger. Au début de l’année 2015, trois écolières anglaises se sont enfuies vers la Syrie pour rejoindre l’État Islamique, convaincues par des promises vides et des mensonges. Est-ce là le résultat du rôle joué par les Britanniques dans l’invasion de l’Irak en 2003 ? Il ne faut pas sous-estimer les conséquences de cette invasion : elles continueront à servir de justification à l’État Islamique pour leurs actions, des attaques horribles, partout dans le monde, qui envahissent quotidiennement les informations. Il convient de se poser la question de savoir si, sans cette invasion, le voyage de mon personnage principal, Sara, aurait eu lieu ou non.
En tant que producteur, quelles ont été les difficultés principales qu’a présentées le projet The Journey?
Réaliser un film en Irak requiert un esprit indépendant et infatigable. En développant nos histoires, on participe aussi à la reconstruction d’une industrie très fragmentée – on a dû transporter tout le matériel jusqu’en Irak. Notre manière de faire aspire à l’authenticité, par exemple en utilisant des acteurs irakiens non-professionnels, en favorisant les gens de là-bas, des équipes et des lieux de tournage locaux, ou encore en créant un réalisme filmique intense. Pour encore plus d’authenticité, nous nous sommes entretenus longuement avec de vraies femmes kamikazes. Nous avons effectué un repérage créatif, technique et logistique fastidieux afin de tourner dans la gare emblématique de Bagdad. Le défi que je me suis lancé était de raconter cette histoire en n’utilisant qu’un seul lieu de tournage : la gare.
Propos recueillis par Vassilis ECONOMOU
Source partenaire : Cineuropa