Milo Rau : « Il est temps que nous exprimions tous notre soutien à Kirill Serebrennikov »
Les XVIIe Prix Europe pour le Théâtre et XVe Prix Europe Réalités Théâtrales ont eu lieu à Saint-Pétersbourg, entre le mardi 13 et le samedi 17 novembre 2018. Milo Rau, l’un des six lauréats de la XVe édition du Prix Europe Réalités Théâtrales, malheureusement absent sur la scène faute d’avoir pu obtenir son visa à temps, s’est fait entendre à travers une lettre directe au public, lue par le critique et homme de théâtre français d’origine roumaine, Georges Banu.
Profession Spectacle a traduit le message de Milo Rau.
Crédits photographiques – Michiel Devijver
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Message de Milo Rau
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Chers collègues, cher jury,
Comme vous le savez, je ne peux être à Saint-Pétersbourg ce soir. J’en suis vraiment désolé car je suis très heureux de recevoir une telle récompense, remise pour moi et mon équipe. Je ne suis cependant pas surpris car il a déjà été prouvé qu’obtenir un visa pour la Russie est trop difficile.
Depuis notre projet Le Procès de Moscou, il y a cinq ans, dans lequel nous examinions d’un œil critique la liberté artistique en Russie, nous n’avons plus jamais pu entrer dans ce pays – que ce soit pour “Manifesta”, le festival du Masque d’Or ou un autre événement. Il y avait toujours des problèmes ; cette fois-ci, par exemple, la lettre d’invitation fut déclarée incorrecte, puis une autre ambassade fut déclarée responsable, et ainsi de suite. Ce n’est qu’hier, vendredi [16 novembre 2018, NDLR], que j’ai soudain reçu la surprenante nouvelle que je pouvais aller à l’ambassade russe d’Anvers dans deux heures, à un moment où je n’étais même plus en Belgique – et alors que la projection de mon film Le Tribunal sur le Congo avait commencé depuis longtemps à Saint-Pétersbourg.
Mais pour absurde que tout cela soit, le fait que je ne suis pas avec vous aujourd’hui est complètement sans importance. Ce n’est rien de plus qu’un stupide formalité. C’est hors-sujet en comparaison du fait que le réalisateur Kirill Serebrennikov, qui a reçu le même prix l’an dernier, est actuellement en procès pour de grotesques charges. Comme vous le savez, il fut incapable de recevoir le prix en 2017 parce qu’il était déjà en maison d’arrêt. Et voilà qu’il y est encore, et qui sait pour combien de temps.
Nous sommes maintenant dans la situation suivante : le Prix Europe pour le Théâtre vient en Russie et nous ne disons officiellement pas un mot sur Kirill Serebrennikov, menacé de dix ans d’emprisonnement dans cette même Russie. Comment pouvons-nous célébrer le pouvoir et la liberté du théâtre, comment pouvons-nous nous célébrer nous-mêmes et les échanges européens, mais rester silencieux, dans le même temps, sur le fait que l’un des vainqueurs de l’an dernier est à la merci d’un simulacre de procès ? Qu’est-ce que cela signifie pour le Prix Europe pour le Théâtre et pour nous, les faiseurs de théâtre dans leur ensemble, si nous ne sommes mêmes pas préparés à manifester cette plus simple forme de solidarité ?
La raison pour laquelle le prix nous a été remis, à moi et à mes collègues, était qu’on voulait nous honorer pour notre « intérêt passionné pour les questions socio-politiques ». C’est merveilleusement formulé, mais en termes concrets, cela signifie : l’affaire Serebrennikov est aussi mienne, est notre affaire, au même titre que l’affaire des Pussy Riot ou des expositions “Forbidden Art” and “Attention! Religion” dans le centre Sakharov, dont j’ai fait le thème du Procès de Moscou. Je regrette beaucoup de ne pas pouvoir être avec vous pour ce moment. Vous envoyer une déclaration me semble faux et insuffisant. Mais il n’y a malheureusement aucune autre possibilité pour moi, et peut-être est-ce seulement une partie de cette absurde situation tout entière : cette même protestation est uniquement possible par courriel.
Il est temps que nous exprimions tous notre soutien à Kirill Serebrennikov – au nom de ce prix et du théâtre ! J’espère que ce procès stupide auquel Kirill est exposé sera bientôt terminé et qu’il sera de nouveau libre ! Et bien entendu, j’espère que nous tous nous rencontrer en personne !
Milo RAU
Cologne/Ghent
Traduction : Maussano Cabrodor
Texte original en anglais
Dear colleagues, dear jury,
as you know, I can’t be in St. Petersburg tonight. I’m very sorry about that, because I’m extremely happy about the award, which is given to me and my team. However, I am not surprised that it has proved too difficult to obtain a visa for Russia.
Since our project “The Moscow Trials” five years ago, in which we critically examined artistic freedom in Russia, we have no longer been able to enter this country – be it for “Manifesta” or the “Golden Mask Festival” and other events. There were always problems; this time, for example, the letter of invitation was declared incorrect, then another embassy was responsible, and so on. Only yesterday, Friday, I suddenly received the surprising news that I could come to the Russian embassy in Antwerp in two hours, at a time when I wasn’t even in Belgium anymore – and the screening of my film “The Congo Tribunal” had long since begun in St. Petersburg.
But however absurd that may be, the fact that I am not with you today is completely irrelevant. It’s nothing more than a stupid formality. It is irrelevant in view of the fact that director Kirill Serebrennikov, who received the same prize a year ago, is currently on trial on grotesque charges. As you know, he was unable to accept the 2017 prize because he was already under house arrest. And there he is still, and who knows how much longer.
So now we are in the following situation: The European Theatre Prize is coming to Russia, and we don’t officially say a word about Kirill Serebrennikov, who is threatened with 10 years imprisonment in the same Russia. But how can we celebrate the power and freedom of theatre, how can we celebrate ourselves and European exchange, but at the same time remain silent about the fact that one of last year’s winners is at the mercy of a show trial? What does this mean for the European Theatre Prize and for us, the theatre-makers as a whole, if we are not even prepared to show this simplest form of solidarity?
The reason for awarding the prize to me and my colleagues was that we would be honoured for our “passionate interest in socio-political issues”. This is beautifully formulated, but in concrete terms it means: Serebrennikov’s case is also mine, is our case, as is the case of Pussy Riot or the exhibitions “Forbidden Art” and “Attention! Religion” in the Sakharov Center, which I made a theme of in the “Moscow Trials”. I very much regret that I cannot be with you at this moment. It seems wrong and insufficient to me to send a statement. But unfortunately there is no other possibility for me, and maybe this is only a part of this whole absurd situation: that even protest is only possible by email.
It is time that we all express our support for Kirill Serebrennikov – in the name of this prize and the theatre! I hope that this stupid trial to which Kirill is exposed will soon be over and he will be free again! And of course I hope that we can all meet in person soon! Thank you.
Milo RAU
Cologne/Ghent