“Mictlán” de Sébastien Rutés : l’enfer avant l’Enfer
Avec Mictlán, roman paru dans la collection La Noire chez Gallimard, Sébastien Rutés nous plonge dans un monde désespérant de noirceur et de violence, un terrain marécageux et poisseux, un cauchemar halluciné et surréaliste dans lequel les morts sont plus vifs que les vivants. Un roman comme une fable, une tragédie cynique, mené d’une plume qui brille par son originalité.
« Les ruines d’une église couverte de tags obscènes, un cheval crevé sur le bas-côté, un bordel pour routiers abandonné, encore de l’essence pour quatre heures, peut-être cinq, et cette envie de pisser, mais les ordres sont formels : interdiction de s’arrêter ailleurs qu’aux stations-service pour faire le plein, et encore pas longtemps, ordre du Gouverneur à en croire le Commandant, Gros sait ce que ça veut dire, ça veut dire : si tu t’arrêtes, c’est pour toujours… »
Dès les premiers mots, le ton est donné, l’histoire semble grave et Gros se trouve dans un sale pétrin. Sous les ordres du Commandant, il est en mission pour le Gouverneur qui risque sa réélection et sa réputation. Cette mission est énigmatique et démentielle : il doit conduire un semi-remorque vers nulle part, toujours sur les mêmes routes, en une interminable boucle qu’il lui est uniquement permis de rompre pour se ravitailler en essence. Il y a quelque chose de pourri en ce royaume…
Il est accompagné de Vieux qui passe son temps à ruminer et à pleurer sur la mort de sa fille unique qui s’est suicidée pour échapper à ses coups. Il fait montre d’une violence qui est devenue le lot commun, une violence sans retenue qui s’est répandue dans le moindre recoin du pays – sans être nommé, on devine le Mexique –, un pays si noir que les bonnes actions n’existent plus, ni même l’espoir, où l’on construit le présent en ruines pour n’avoir pas à attendre l’anéantissement.
« On voit tellement de gens qui se font faire la peau, depuis tout petit, tout le temps, on s’habitue à l’idée que ça va être notre tour, on voit tellement de cadavres qu’on se considère soi-même comme un cadavre à venir, un cadavre qui a pas encore réussi à devenir cadavre, un cadavre raté quoi, un cadavre peut-mieux-faire, alors on sème les cadavres autour de soi pour se faire la main, pour s’habituer à devenir cadavre soi-même, pour ne pas se sentir seul. »
Gros s’est reconverti en chauffeur de poids lourds afin de fuir les gens de pouvoir pour lesquels il a fait de nombreux cadavres. Il n’a cependant pas pu fuir ses fantômes. Le Commandant l’a recruté parce qu’il le connaît et lui fait confiance, parce qu’il n’a pas froid aux yeux. Gros est d’ailleurs le seul à connaître la nature de la marchandise, à savoir cent quarante-trois corps réfrigérés, rangés dans des sacs en plastique noir et parfaitement rangés. Ce qu’il ignore, ce sont les tenants et aboutissants et il préfère rester ignorant, finir et se barrer, lui qui est avisé de multiples façons de faire disparaître un mort, lui qui sait que la politesse et la morale n’aident pas à survivre, que la haine dévore les tripes.
Il arrive malgré tout à voir encore quelques beautés de la nature – « L’aube se lève. A l’horizon, le soleil enflamme les buissons. Le vent fleurit leurs épines d’ordures. Ménage matinal de Dieu. Un coup de frais, toutes fenêtres ouvertes. Le désert mis à aérer. Bientôt, la poussière retombera sur le monde mais, à cette heure, on peut encore croire. » – avant que Dieu ne se carapate, oublieux d’un monde par trop cruel où la vie ne vaut rien, où l’on peut mourir pour un regard de travers ou un mot de trop.
« Le monde, c’est comme un grand semi-remorque que Dieu conduit sans savoir ce qui se passe à l’arrière. Il est enfermé dans la cabine et fonce, les yeux fixés sur la route pour ne pas finir dans le fossé… »
Gros se méfie de tous et de tout, y compris et surtout des mots qui disent mal, qui blessent, qui tuent. Il a aussi conscience qu’il aura beau essayer, il ne pourra rien oublier. Il voit certains des morts et finit par leur parler, par écouter leur désir de s’arrêter enfin, d’atteindre la paix. Il a une dette envers ses propres morts et va s’en acquitter, accomplissant par là-même son Mictlán, cet infra-monde à parcourir pour se libérer, lieu d’oubli. La seule dignité qui lui reste est de finaliser cette ultime tâche, ne pas plier genoux devant les plus forts.
Le roman de Sébastien Rutés est écrit d’une plume sèche, claquante, aussi hallucinée que l’est le sujet qu’il traite. La voix du narrateur se mêle étroitement à celles de Gros et du Vieux en une logorrhée ininterrompue, une polyphonie haletante, un flot de pensées noires et gluantes, apeurées, interrogatives ou énervées.
L’intrigue est minimale, pour mettre le focus sur la monstruosité humaine dans un monde duquel le Bien semble avoir disparu. L’atmosphère est crépusculaire et étouffante ; tout transpire la violence et la misère. Avec un regard froid, sans pathos, l’auteur interroge l’engagement, la responsabilité et la fuite sans que l’on puisse se défaire des cauchemars que gémissements et sanglots accompagnent la nuit venue. Le mal n’est peut-être pas le pire… Il existe un enfer avant l’Enfer, où toute vie est invraisemblable. Subversif et sombre !
« Plus personne ne sait aimer dans ce pays, dans ce monde, on n’aime pas, on aime mal, on fait mal en aimant, on tue d’amour. »
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Sébastien Rutés, Mictlán, coll. La Noire, Gallimard, 2020, 154 p., 17 €
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