Michel Grand, un homme-monde, entre orthodoxie campagnarde et dandysme parisien
Bien qu’accroché sur les pentes de la butte Montmartre, le Cépage Montmartrois évite cette effervescence touristique qui étouffe parfois ce beau quartier de Paris. C’est là que le comédien Michel Grand m’a donné rendez-vous. Sur la terrasse de ce café façon Belle Époque, il m’attend, me regardant arriver d’un œil doux, vif, perçant. Ces premiers mots dévoilent d’emblée un monde fait de passion, de curiosité et de liberté. Rencontre.
[Chronique Hématome]
Il y a en cet homme une beauté qui rappelle à la fois le Juif de l’Est, l’orthodoxe de la campagne, le dandy parisien et le lord anglais. Vêtu d’une veste en toile, d’un gilet de cuir, d’une chemise en jean et d’une cravate verte, Michel Grand suscite inconsciemment un effet saisissant, tout en contrastes.
Nous essayons de glaner quelques informations sur son passé, ses origines : un père auvergnat, originaire de l’Allier, une mère juive polonaise, une grand-mère née dans le Nord-Pas-de-Calais, une enfance à Paris, à l’angle du boulevard Raspail et de la rue de Vaugirard… Minces renseignements sur lesquels Michel Grand ne s’étend pas. Inutile de vouloir le réduire à un personnage, Michel Grand est un homme-monde.
Né en 1949, il habite le monde de l’art et de la création depuis près de cinquante ans. Si le mot atypique sert aujourd’hui à décrire le moindre parcours, il n’est pas vain de l’employer pour une personnalité aussi étonnante que Michel Grand – « chaotique » serait même plus approprié, selon le comédien. Il le confie lui-même : « Le fouillis me constitue vraiment. Je suis capable de passer en un instant d’un tableau du Titien à Rem Koolhaas, avec la même intensité. Cette espèce de chaos ordonnancé mentalement par la formation est difficile à partager, à communiquer. »
Comment êtes-vous arrivé au théâtre ?
Après des études universitaires en Lettres, les cinq premières années, entre vingt-six et trente-et-un ans, ont été consacrées à ce qui s’appelait autrefois l’action culturelle ; je le dis un peu ironiquement car je pense qu’elle a pris un sacré coup dans l’aile. Je travaillais à l’époque dans ce qui s’appelle aujourd’hui la Maison des Arts du Léman, à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), fondée par André Malraux.
La situation était confortable : je traversais la France et programmais. Mais à trente ans passés, ne supportant plus l’inaction créative, j’ai décidé de créer une compagnie, au tout début des années 1980. Et depuis, le secteur majeur a été celui de la création. Ce ne fut pas pourtant pas simple… À l’époque, j’étais marié à une pro de l’administration, qui a fait son parcours dans ce que j’appelle « le requinat culturel ». Nous avons divorcé, et comme je suis nul en gestion, je me suis planté sur un gros spectacle, satisfaisant sur le plan artistique, mais pas viable économiquement. Je me suis retrouvé dans la rue, avec des dettes colossales et des livres – le seul trésor que j’ai pu préserver et qui m’a accompagné toute ma vie.
Avez-vous cherché à retrouver une place plus institutionnelle ?
Non. J’ai toujours veillé à conserver ma liberté d’action. En 1982, je suis parti à Marseille pour jouer Henri IV de Luigi Pirandello. Le spectacle a bien fonctionné : parti pour six mois, j’y suis resté trois ans. Au moment où j’ai intéressé les autorités locales, quand elles m’ont proposé la codirection d’un théâtre avec Jean-Pierre Berthier, je suis parti. Je ne voulais pas aliéner ma liberté. Je suis à la fois très engagé et me tenant toujours à la lisière.
Quel était le moteur principal, celui qui vous animait particulièrement ?
Le moteur principal est une curiosité insatiable. Tout m’intéresse. Je ne suis jamais plus heureux que lorsque je découvre quelque chose, que lorsqu’on m’apprend quelque chose. Alors un chemin peut s’ouvrir… C’est en raison de cette curiosité que j’ai exercé cinq métiers, simultanément ou en alternance, pendant quelque cinquante ans. Ils ont tous partie liée avec la création, avec l’art : la pédagogie et l’enseignement, auquel j’ai été premièrement formé, l’interprétation, comme acteur, la création de forme, comme metteur en scène et auteur, la transmission, comme journaliste et responsable d’une rédaction radio à Canal FM.
Que vous apporte aujourd’hui la collaboration entre Eva Provence et vous, dans le cadre de la compagnie Hématome ?
Cette collaboration est une création sur un même fil. Je n’avais jamais vécu une telle expérience ! Une espèce d’alchimie étrange, magnifique, qui me remplit de vie et d’honneur, après toutes ces années. Nous avons en commun une profonde écoute et la distance de l’humour. J’ai rarement rencontré une femme qui ait un tel humour ; pour moi, c’est une bénédiction ! Cela fait partie de la parenté d’esprit, mystérieuse, qui nous lie et qui nourrit la compagnie Hématome.
La pièce de Matt Hartley, Brûler des voitures, est très concrète, presque brutale parce que directe. Cela pourra peut-être vous sembler grossier, mais je ne vous vois pas dans un tel répertoire…
Vous avez a priori raison. Je dois avouer qu’Eva m’a converti à ce type de répertoire. La pièce ne m’exaspérait pas, mais ne m’enthousiasmait pas non plus.
Quel est votre type de répertoire ?
Il est varié. Mes premiers travaux en tant que metteur en scène étaient motivés par la recherche de formes. Le répertoire m’intéressait en tant qu’acteur, mais pas nécessairement en tant que metteur en scène. C’est pourquoi j’ai travaillé sur des auteurs tels qu’Edgar Allan Poe et Charles Baudelaire. J’ai écrit un spectacle sur le phénomène des possessions démoniaques chez les Ursulines, me fondant sur des textes d’archives, et un autre sur le théâtre et la peste, en m’inspirant d’Antonin Artaud, de Daniel Defoe… Ce n’est qu’à une époque récente que, comme metteur en scène, je suis venu à des formes plus classiques. J’ai récemment mis en scène une pièce en un acte d’Eugène Labiche, qui pour moi est un génie de la scène, le Flaubert du théâtre, et la Nuit des Rois de William Shakespeare, au jardin Shakespeare à Paris.
Eugène Labiche, « Flaubert du théâtre »… N’exagérez-vous pas quelque peu ?
Je suis fasciné par certaines pièces en un acte, qui sont au-delà de la mécanique vaudevillesque. Elles débouchent souvent sur le malaise et le cauchemar, tout en restant désopilantes. Je rêve de monter L’Affaire de la rue de Lourcine, sur laquelle j’ai fait une longue étude inspirée par Philippe Soupault ; il y a des dimensions codées dans ce texte. Je n’ai pas encore trouvé les moyens de production, mais ne désespère pas de le faire un jour, parce que c’est un chef-d’œuvre surréaliste.
Poe, Shakespeare, Artaud, Defoe, Labiche… auxquels il faut dorénavant ajouter Matt Hartley. Aujourd’hui, comment appréhendez-vous ce texte ?
Plus le travail avance, plus j’y trouve de la profondeur. L’intrigue de Brûler des voitures est diabolique. Avec cet humour spécifiquement britannique, Matt Hartley regarde les gens à la loupe ; leur degré de médiocrité est tel qu’il les rend presque inhumains. À la première lecture, j’ai vu une écriture syncopée, sans personnage. Je ne soupçonnais pas qu’en réalité, ils existaient, qu’il fallait aller les chercher dans le soupirail. La difficulté est de les faire monter, sans trop leur donner de consistance, sous peine de commettre une erreur : on pourrait facilement glisser vers une lourdeur psychologique, voire un climat tragique. La tragédie est déjà là, dans le rythme, dans le choix des mots, mais non spécifiquement dans les personnages. Chacun d’entre eux parle la même langue, sans que cette langue n’ait rien de commun.
Vous avez annoncé un projet sur l’architecte néerlandais Rem Koolhaas. D’où vous est venue l’idée de bâtir un tel projet scénique ?
À cause du choc provoqué par cette pensée, cette écriture. J’ai une passion ancienne pour l’architecture, surtout l’architecture moderne, depuis Schinkel jusqu’à Frank Gehry, avec une prédilection longue pour tout l’aspect corbuséen. Ce qui est fascinant aujourd’hui, c’est qu’il existe de grands créateurs de forme, mais qui se plantent continuellement sur le plan de l’urbanisme. C’est ce mystérieux échec que nous souhaitons discuter artistiquement. Je pense à Louis Kahn, pour qui j’ai beaucoup d’admiration, dont les plans urbains pour Philadelphie sont délirants. Il y a là un questionnement à éclairer.
Junkspace de Rem Koolhaas nous offre une belle porte d’entrée : il a un style très construit, sans fatalisme, avec des images magnifiques, presque poétiques. Il décrit une ville générique, l’espace indéfini, l’espace-déchet, le reste… comme si le XXe siècle avait créé à la fois les grands types d’architecture modernes et une vaste décharge. C’est complexe, bousculant, enthousiasmant. Je n’avais jamais rien lu de tel !
Lorsque vous jetez un regard en arrière, sur les quarante années écoulées, ne regrettez-vous pas d’avoir choisi une carrière hors de toute sécurité ?
Il m’est arrivé, non pas de le regretter, mais de me dire qu’un peu de confort, par moments, n’aurait pas été superflu. Mais à ce confort relatif, je ne regrette pas d’avoir préféré un chemin plus escarpé, au risque de la précarité.
Votre existence pourrait être vue comme un éloge à la fragilité, à la vulnérabilité…
Elle est l’un des principaux leviers humains et artistiques. Notre fragilité traverse des lieux parfois étranges. Toutes nos vulnérabilités provoquent des remises en question et, si nous en avons la force, nous remettent en chantier. Tout est fragile, jusqu’à notre pensée. En somme, je suis un homme avec des convictions, mais sans certitude.
Même à votre âge ?
Surtout à mon âge. Je le dis sans nostalgie : le présent seul occupe tout mon esprit. Mon existence me semble encore, à bien des égards, éminemment mystérieuse : pourquoi une telle alliance entre cette jeune femme et cet homme vieillissant ? Tout est compté à mon âge, avec cette peur que les forces me manquent, que la déchéance me frappe, que la vie ne cesse et m’échappe. En miroir, il y a une envie irrépressible de continuer à créer…
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
Cet entretien s’inscrit dans une chronique intitulée « Hématome », du nom de la compagnie fondée par Eva Provence, dont Profession Spectacle est partenaire.
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