“Mes vies secrètes”, ou le miroir d’une biographe douée pour le bonheur

“Mes vies secrètes”, ou le miroir d’une biographe douée pour le bonheur
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Dominique Bona a fait de la biographie son acte littéraire par excellence. Elle raconte aujourd’hui, avec Mes vies secrètes (Gallimard), ce qui l’a conduite de Romain Gary à Berthe Morisot en passant par Paul Valery et Stefan Zweig. Une belle invitation au voyage dans le cœur élégant et caché de la littérature…

Pourquoi diable écrire sur d’autres vies que la sienne ? Pourquoi Dominique Bona, huitième femme entrée sous la coupole, n’a-t-elle pas persévéré dans la voie du roman ? Voici une des énigmes à laquelle s’affronte l’auteure de Mes Vies secrètes. « L’auteure », (Dominique Bona est à l’origine du vote de l’Académie française en février 2019 sur la féminisation des noms de métiers), l’auteure donc, répond en son nom propre. Ce qui la séduit, c’est le frottement entre deux mondes, celui des conventions et celui, décorseté, subversif, de la séduction. Ces deux mondes ne sont que le revers et l’avers de vies insoumises et assumées. Elle raconte les coulisses des biographies qu’elle a rédigées, où se chevauchent souvent amour pour la littérature et pour la peinture. Elle conclut par un vibrant éloge du métier de biographe. Mes Vies secrètes, ouvrage gigogne dont la dernière figurine à découvrir par le lecteur est peut-être celle d’une femme douée pour le bonheur, fière de « signer sa vie ».

Naissance d’une biographie 

Ce qui déclenche le désir d’écrire sur une autre vie que la sienne résulte d’un hasard subjectif. Une citation de Paul Valéry, « Moi qui ne suis que mes hasards », éclaire les choix de Dominique Bona. Sa première biographie, elle la doit à sa « ferveur » envers Romain Gary : « Nul mieux que lui n’a dit la fragilité de la vie et de l’amour mais aussi le désir d’éternité : que la vie et l’amour puissent durer toujours ». Un objet pique sa curiosité et la voilà en piste. Le tableautin d’un bouquet de violettes auprès duquel des adolescents jouent aux fléchettes ? Elle écrira sur Berthe Morisot. Une boîte à chapeaux emplie de lettres d’amour ? Elle enquêtera sur Emile Herzog, dit André Maurois. Jeanne Voilier met-elle en vente à Drout sa correspondance avec Paul Valéry ? Elle écrira sur leur amour. Pas seulement parce qu’il avait été « secret, érotique et tragique – trois qualités irrésistibles » –, mais parce que ces lettres contenaient « une part de la vérité d’un homme ».

Des rencontres mettent également Dominique Bona sur les foulées d’une vie à raconter. Chez le jeune Jean-Marie Rouart, elle découvre une galaxie familiale, la tribu des « Manet-Morisot-Rouart-Valéry ». Jeune journaliste, elle rencontre Clara Malraux. La résistante lui parle du Balcon de Manet et lui donne ce viatique : « Il ne faut pas rester assise au balcon. Il faut participer ! Il faut vivre ! » C’est de la femme assise au premier plan du Balcon, qu’elle se sent la plus proche. Berthe Morisot assuma sa vocation de peintre contre conventions et mariage. Elle ne céda pas aux « passions coupables » ; elle sut « s’arranger avec le quotidien » mais « ne pouvait s’en affranchir ».

Dominique Bona fait parler les lieux. Dans un savoureux chapitre, elle dit sa nostalgie de ne pas avoir « une maison à soi ». Sa « maison imaginaire » ferait pendant au Musée imaginaire de Malraux : « À force de chercher une maison partout en France et dans le monde, et de ne l’avoir jamais trouvée, ce qui est un de mes rêves inassouvis, j’ai fini par adopter celles des personnages dont je racontais la vie. » Elle apprécie davantage « l’univers familial de Valéry, simple, chaleureux, plutôt bourgeois, et fidèle comme le bon pain » que l’austère appartement de Malraux qui ne pouvait écrire que dans le silence absolu. Madeleine Malraux, pianiste virtuose, devait attendre sa permission pour jouer Satie ! À un Zweig « qui habite ses maisons en intellectuel », elle oppose Colette et la ribambelle de ses demeures odoriférantes, aussi nombreuses que ses amantes et amants. Sans doute Dominique Bona élirait-elle le Mesnil de Berthe Morisot, d’un désordre bohème, emplie de rires, d’amis et de jeunes gens ou la Treille-Muscate de Colette à Saint-Tropez…

Miroir d’une biographe

BONA Dominique COUV Mes vies secrètesOn ne peut se fier à la première phrase du récit : « J’étais nue, complètement nue ». L’écrivaine se révèle autant qu’elle se cache ou plutôt, se dévoile à mesure qu’elle se cache derrière ceux dont elle fait les portraits. Issue d’un milieu bourgeois, choyée dans son enfance. Une astucieuse grand-mère lui interdisait des livres qu’elle laissait à sa portée… Dominique Bona retrace dans Mes Vies secrètes une sorte de biographie d’apprentissage. Elle comprend Berthe Morisot à demi-mot : « La femme dans le monde où j’ai été élevée était vouée au sacrifice et au dévouement. Aucun bonheur possible en dehors de cette voie vertueuse, dont l’austérité m’effrayait mais à laquelle je n’aurais pas pu m’abstraire sans provoquer un irrémédiable séisme. »

Mes Vies secrètes révèle ce que la vocation de biographe suppose de ténacité, de recherches, de compilations, de labeur. Quand Dominique Bona entreprend de travailler sur Romain Gary, les portes se ferment, les témoins se dérobent, les coups pleuvent. Elle a le soutien indéfectible de Simone Gallimard. Toutes deux font face, lors d’une émission d’Apostrophe aussi amène qu’un bouquet de chardon : Bernard Pivot profitait du choc du direct pour lire à la jeune biographe la lettre venimeuse du fils de Romain Gary

C’est toutefois un univers « ludique et festif » qu’elle découvre au fil de ses rencontres, bien éloigné de la « littérature à corsage empesé boutonné jusqu’au cou » étudiée à l’université. Jeune agrégative, elle s’affranchit de la mode structuraliste pour s’intéresser « aux événements d’une vie, aux anecdotes amusantes, émouvantes ou pittoresques, ou aux traits de caractère d’une personnalité ». Il faut une bonne dose d’inconscience pour s’emparer d’un auteur aussi brûlant que Romain Gary ainsi que d’un genre littéraire boudé des universitaires : « Un écrivain devait rester une entité abstraite et s’effacer au profit de ses livres. » Ce qui séduit l’auteure, c’est le frottement entre deux mondes, celui des conventions et un autre monde « décorseté, subversif ». Comment Marie de Régnier, fille de José Maria de Hérédia, épouse de Henri de Régnier et amante de Pierre Louys était-elle parvenue à naviguer d’un monde à l’autre ? « Elle avait de la vie une vision très souple »… Pourquoi Jeanne Voilier vendit-elle à Drouot sa correspondance avec Paul Valéry ? D’où Clara Malraux puisait-elle son énergie de résistante ? Peut-on se pencher sur la vie de Camille Claudel sans détester son frère Paul ? Colette préférait-elle ses maisons à ses amants ?

Comme Jean d’Ormesson, Dominique Bona est une femme douée pour le bonheur. Non que la vie l’ait toujours épargnée. Elle eut un jour « du vague à l’âme, du gris dans la tête ». Mais son goût la porte vers ceux qui élisent le bonheur comme règle de vie. Elle doit « beaucoup à Colette » qui l’a aidée « à prendre conscience que le bonheur, qu’on croit être un don rare et précieux, est au contraire facile, à la portée de chacun ».  La peinture de Berthe Morisot l’émeut « par sa manière si subtile et légère d’évoquer le caractère éphémère du bonheur », « un bonheur harmonieux mais fragile ». On songe aux Propos sur le Bonheur d’Alain, qu’André Maurois aimait à citer : « C’est un devoir envers les autres que d’être heureux. On dit bien qu’il n’y a d’aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette récompense est juste et méritée. »

Raconter une vie avec clarté et pudeur…

Une documentation abondante ne suffit pas à faire une bonne biographie. Raconter une vie sans tout dire, tel est l’enjeu d’une biographie d’écrivain. Dominique Bona admire la fluidité d’un Maurois, la rapidité et l’efficacité romanesque d’un Zweig. Comme les maîtres qu’elle s’est choisis – Mauriac, Maurois, Zweig et Troyat –, elle privilégie la synthèse. Elle opte pour une « essence filtrée » des choses et de la vie (Zweig). Son don d’empathie la pousse plus avant que le « travail écrasant » de documentation. Dans le cas de Zweig, la « consultation de multiples ouvrages historiques, mémoires d’époque, articles de journaux, comptes rendus de ses conférences » lui paraît « moins rude que de l’accompagner dans sa descente vers l’abîme – un océan de désespoir ».

Élaguer est indispensable. Élaguer pour élargir aux dimensions du mystère intime d’une vie. Dominique Bona ne triche pas : « La biographie ne peut pas mentir. Elle repose tout entière sur le vrai ou tente de s’en approcher. » Elle ne cherche pas à combler les vides, fuit les dialogues fictifs et ne viole pas le foyer secret d’une personnalité : « Le biographe se donne pour mission d’aller aussi loin que possible dans la découverte du personnage, dans son intimité profonde, cachée. Mais il demeure et demeurera toujours en deçà de l’inaccessible secret de chacun. Les biographies d’écrivains savent considérer la part de la nuit. » Elle « invente » la vérité, c’est-à-dire qu’elle la dégage des décombres et la fait surgir.

On pourrait lui appliquer ce qu’elle dit de Romain Gary ou Stefan Zweig : « Leur connaissance vient du cœur, plus que de l’observation ou de l’analyse. » S’approcher avec pudeur des secrets d’une vie, voici ce dont elle fait son miel. Quels liens unirent Manet à Berthe Morisot, son modèle et amie devenue sa belle-sœur ? Elle s’arrête au bord d’un silence : « Ce secret, je n’ai pas eu envie de le violer. Je l’ai approché de très près, je le crois, mais sans en forcer l’accès. Je m’en serais voulu d’inventer un dénouement romanesque à une histoire qui devait garder sa part de mystère. » L’entente amoureuse qui aurait pu se jouer entre Camille Claudel et Debussy n’est pas romancée : « J’ai souvent songé à dévier le cours de l’histoire, à la détourner de son flux. Je ne l’ai jamais fait. »

La clarté que Dominique Bona revendique n’est pas écrasante. Son style, d’une élégance à son image, est parfois elliptique. Au lecteur de conclure. Elle aime les écritures qui, à l’instar de celle de Zweig, ont une « puissante force de consolation ». Même admiration pour Maurois : « Il apaise, rassure et fait du bien. » Elle dit de lui qu’il est « un de ces écrivains compassionnels qui ne donnent jamais de leçon de morale ». Elle qualifie de « lumière de l’écrivain » son « extraordinaire bonté ».

Alors qu’elle était apprentie journaliste, un biographe lui avait montré ses cahiers surchargés de ratures. Son style d’une « fluidité sans pareille » résultait « d’efforts et de souffrances ». N’a-t-elle pas mis en pratique le conseil de ce biographe : « Le seul souci qui importe est celui du lecteur qui ne doit pas soupçonner l’ampleur de votre travail ni souffrir avec vous. Il doit croire que c’est facile d’écrire puisqu’il vous lit facilement » ?

Mes Vies secrètes sont une invitation au voyage, « avec la grâce d’un beau vaisseau qui prend le large », selon les mots de son ami Michel Morht, au fauteuil duquel elle fut élue. On embarque avec l’auteure en compagnie de personnes dont la courtoisie, la fidélité en amitié et l’insoumission forcent en douceur le destin.

Marine d’AVEL

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Dominique BONA, Mes Vies secrètes, Gallimard, 2019, 319 p., 20 €
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Photographie de Une –  Dominique Bona (crédits : Francesca Mantovani / éditions Gallimard, 2018)



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