Mémoire et virginité ou la mémoire courte
Ne pas avoir de mémoire du théâtre, c’est un peu prendre des vessies pour des lanternes, et voir de la nouveauté et de l’originalité là où il n’y a que des resucées d’œuvres existantes. Nouveau vagabondage théâtral de notre chroniqueur Jean-Pierre Han.
Entendu de la bouche d’un jeune « confrère », appelons-le ainsi : « Pas besoin de se charger la tête avec toute la mémoire du théâtre. J’arrive au spectacle complètement vierge et c’est bien mieux ainsi ! » J’aimerais bien savoir où commence la mémoire chez lui. À Vitez ? C’est déjà vieux, « À la trappe ! » comme dirait le Père Ubu. À qui d’autres encore ? À vrai dire je soupçonne la limite très proche de nous et atteignant déjà quelques vivants comme Bernard Sobel, Jean-Pierre Vincent, Georges Lavaudant et Alain Françon qui continuent pourtant à œuvrer de belle manière, mais c’est vrai, ils ne sont pas franchement dans l’air du temps.
D’ailleurs c’est très exactement ce que quelques sbires du ministère encore de la culture (jusqu’à quand ?), qui se fichent du théâtre comme de l’an quarante, signifient aux intéressés : il est temps qu’ils passent la main.
C’est chose faite pour Sobel qui n’a plus un centime de subvention, ce sera bientôt le tour des trois susnommés, même si cette année Vincent tourne un remarquable George Dandin, Lavaudant un beau spectacle à partir de l’œuvre de Stanislas Rodanski (un fou que pas grand monde connaît : mort et bien enterré en 1981, l’antiquité !) et Françon coup sur coup Un mois à la campagne et la Locandiera à la Comédie-Française de haute facture et alors qu’il répète en ce moment Le Misanthrope qui devrait quand même ne pas être trop ringard. Mais ça bien sûr notre jeune (pour combien de temps encore ?) confrère et les sbires sans âge du ministère à sa suite s’en contrefichent.
Concernant la virginité du « camarade » critique, comme toutes les virginités elle est destinée à bientôt n’être qu’un lointain souvenir, du moins on le lui souhaite. Là où néanmoins je le comprends un peu c’est qu’il a la chance de découvrir des (pseudo) nouveautés, qu’il peut ainsi prendre des vessies pour des lanternes, et penser que Jan Fabre par exemple, et pour ne citer qu’un seul et charitable exemple, est un grand inventeur de formes, etc.
Quant aux artistes « émergents » qui furent un temps – déjà passé – les seuls à connaître la grâce de nos autorités de tutelle (une circulaire du ministère avait même, il y a quelques années, précisé la chose) qui, à force de se répéter ont fini par lasser et faire apparaître les grosses coutures de leurs pseudo inventions, on n’en parle plus guère ; ils sont entrés, définitivement ou pas, dans le paysage le plus convenu. Rien donc à dire. Bon, mais ne nous emportons pas.
Si donc mémoire et savoir doivent disparaître de la circulation, il faut bien avouer que la chose devient délicate pour ceux (dont je suis) qui ont emmagasiné au fil des ans, un certain nombre de souvenirs de représentations plus ou moins fortes : qu’en faire, et que faire de ce qui a fini, après réflexion, par constituer un certain savoir ? En évitant si possible de radoter et de casser les pieds des vierges effarouché(e)s. Par pure délicatesse, ça va de soi. Qui ne devrait plus être de mise.
Lire les derniers vagabondages de Jean-Pierre Han :
- Pleurer au théâtre (avril 2019)
- Le critique comme pêcheur (mars 2019)
- Mémoire théâtrale : que reste-t-il d’une soirée passée au théâtre ? (février 2019)
- Éloge du commentaire de l’artiste : adieu la critique ! (janvier 2019)
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Critique dramatique et rédacteur en chef des Lettres Françaises, directeur de la publication et rédacteur en chef de Frictions, Jean-Pierre Han est une des plumes incontestées du monde théâtral, privilégiant une approche essentiellement politique. “Vagabondage théâtral” est sa chronique mensuelle pour les lecteurs de Profession Spectacle.