“Lumière d’été, puis vient la nuit” de Jón Kalman Stefánsson : éclats d’humanité
Lumière d’été, puis vient la nuit de Jón Kalman Stefánsson, paru chez Grasset, nous plonge au cœur de l’humain, au cœur de la vie avec son cortège de tourments, d’occasions manquées, de bonheurs soudains. Avec poésie et simplicité, l’auteur nous parle de notre humanité, entre lumière et ombres. Sous sa plume, l’intime devient universel et le roman, écrit d’intelligence et de cœur, devient art.
Les histoires contées ici nous partagent l’intime des habitants d’un petit village islandais des fjords de l’ouest, là où les étés sont courts, les hivers rudes ; un village de quatre cents âmes qui n’a rien d’extraordinaire si ce n’est son absence d’église et de pasteur, sa proportion d’octogénaires plus élevée que partout ailleurs.
« Nous mourons évidemment comme tout le monde, mais beaucoup d’entre nous atteignent un âge plus que respectable […] Une dizaine d’habitants sont presque centenaires, on dirait que la mort les a oubliés et nous les entendons rire le soir quand ils jouent au mini-golf sur la pelouse derrière la maison de retraite. Personne n’a jamais réussi à découvrir le secret de cette longévité, mais peu importe, qu’il tienne au régime alimentaire, à la conception de la vie ou à l’orientation des montagnes, nous soupçonnons qu’elle s’explique justement par la distance qui nous sépare du cimetière le plus proche. »
Le fait que le village ne soit pas nommé et que la personne narrative – un « nous » – inclue le lecteur apporte une valeur d’universel à ces histoires, chroniques de l’humanité, qui tentent d’approcher au plus près le mystère de la vie.
« Avez-vous jamais réfléchi au nombre de choses qui tiennent au hasard, toute la vie peut-être ? C’est une pensée rudement déplaisante, le hasard est souvent aveugle, ce qui réduit notre existence à un ensemble de tâtonnements, cette vie qui semble aller dans toutes les directions et s’achève le plus souvent au beau milieu d’une phrase – peut-être est-ce justement pour cette raison que nous allons vous raconter les histoires de notre village et des campagnes environnantes. »
Le particulier
Le jeune directeur de l’Atelier de tricot vient d’avoir trente ans, il est marié à une femme éblouissante de beauté avec laquelle il a deux enfants. Il semble promis au succès. Cette nuit où il rêve en latin en décidera autrement. Perturbé, il part à la capitale pour apprendre la langue ancienne et comprendre ce que ses rêves veulent lui dire – « Tu igitur nihil vidis ». Il en revient transformé, l’air ailleurs. Ses rêves deviennent sa seule obsession. Il y sacrifie sa famille, sa maison, et se ruine dans l’achat d’ouvrages originaux de Galileo Galilei, Copernic, Kepler. Il s’isole dans une petite maison qu’il fait peindre en noir et sur les murs de laquelle il fait reproduire les trois constellations qu’il affectionne : la Grande Ourse, les Pléiades, Cassiopée et la constellation du Bouvier. Quand l’Atelier ferme ses portes, personne ne l’en tient pour responsable, tous s’interrogent sur son revirement, sur ce que ressent celui qu’ils surnomment « l’Astronome », d’avoir tout abandonné. Ce dernier donne des conférences sur ce qui compte le plus, sur ce qu’est la vie. « Tu n’as donc rien vu »…
Jonas est petit, d’une pâleur extrême et étique. Peu doué à l’école, il l’a quittée à l’âge de quatorze ans. Il n’a ni amis ni ennemis et vit avec son père Hannes jusqu’à ce que celui-ci mette fin à ses jours, ne supportant plus le monde sans sa chère épouse. Contre la volonté de son père, Jonas, sans en avoir la carrure, devient policier comme lui. Il en fera les frais. Son talent est d’être fin observateur de la nature, en particulier des oiseaux qu’il reproduit en immenses fresques. Il donne à voir aux autres, il transforme le monde grâce à ses pinceaux.
Kjartan travaille à la Coopérative après avoir vendu la ferme familiale, instamment pressé par son épouse Ásdis en paiement de son incartade avec sa voisine Kristín. Il aime sa femme mais n’a pu résister au puissant et sauvage appel de la chair, au fol et énergisant désir. Comment fait-on pour quitter les lieux de son enfance et vivre avec le sentiment de culpabilité ? Kjartan et son collègue David sont, un jour, témoins d’événements étranges dans le hangar de la Coopérative, un lieu chargé de tragédie. Comment apaiser les fantômes ?
« Il n’y a parfois que l’épaisseur d’un fils entre sexe et mort, quelque chose qui tient du désespoir, qui relève d’un irrépressible instinct de conservation ; et nous disons bien la mort, parce que, en dépit de notre modernisme radieux et triomphant, nous avons toujours peur du noir, toujours peur des fantômes, de cet au-delà qui échappe à notre entendement. »
Benedikt vit avec son chien dans sa ferme, seul depuis le départ de son épouse qui n’a pu supporter le silence et la lenteur de la vie dans cette région rurale. Petit à petit, Puriđur se rapproche, l’apprivoise. Ses défenses ne cèdent pas facilement, il peine à écouter son cœur et quand il y arrive enfin, le drame s’invite dans la danse. Comment vivre ensuite ?
L’universel
Jón Kalman Stefánsson est l’écrivain de l’invisible, de ce qui se dérobe. Il a un sens délicat de l’humain et atteint en douceur l’intime, avec ses drames et ses comédies. Il parle avec finesse des chemins incertains de l’existence, des errances de la vie, du sens des échecs, du quotidien si banal où implosent des événements au-delà de l’entendement.
Lumière d’été, puis vient la nuit préfigure les romans plus aboutis, plus intenses, qui suivent. Nous y trouvons cette caractéristique de son style qui est de bouleverser l’ordre du temps, de privilégier la non-linéarité, à l’image des surprises qui s’invitent dans nos vies ; Jón Kalman Stefánsson est plus préoccupé de l’empreinte émotionnelle laissée par le vécu que de son déroulement temporel. Les thèmes de prédilection de l’auteur sont déjà tous présents, à commencer par le questionnement sur le sens de la vie et notre constante et universelle quête du bonheur. Dans le tumulte du monde, l’essentiel est de se contenter « d’exister, d’écouter, d’accueillir le réel et les sons matinaux, de pareils instants réduisent en poussière les grandes puissances de ce monde ». L’écrivain célèbre la lenteur, souligne l’importance de saisir l’instant qui passe pour le vivre intensément, de se nourrir des petites attentions et du quotidien partagé.
Un autre thème majeur est le mystère de l’être, « ces recoins sombres parfois aussi vastes que des palais » cachés en nous, souvent à nos propres yeux. Un cœur ne se dévoile pas si facilement et certains vécus modifient profondément notre paysage intérieur, nous rapprochant ou nous éloignant de nous-mêmes.
Il y a l’amour, la plus puissante des forces élémentaires, cette énergie qui fait virevolter la vie, ce feu qui réchauffe ou consume.
« Qu’importe le tumulte du monde, l’avènement et la chute des civilisations, le hasard et le néant, si on n’a pas de lèvres à embrasser, une poitrine à caresser, un souffle qui vous emplit les oreilles. »
L’amour se double du désir brut, d’extase de la chair, bien joliment évoqués par l’auteur. L’amour est présence, venant briser le cercle infernal de la solitude, « cet oiseau qui vous entame constamment le cœur » ; il est écoute et pardon.
Il y a le temps, ces jours et ces nuits millénaires qui nous emportent. Notre corps nous échappe, vieillit, s’affaisse, perd de son allant, alors que le cœur veille. Amer constat.
Les chemins de terre deviennent des routes d’asphalte, les lettres sont désormais des mails – « Les mots stockés dans les ordinateurs sont condamnés à sombrer dans le néant, claquemurés dans des logiciels obsolètes, définitivement perdus quand la machine plante, nos pensées et nos réactions disparaissent. » -, les cabines téléphoniques ne sont plus, le confort nous assaille ; perdus dans un océan d’objets, nous somnolons.
L’auteur pointe le danger de la course à la modernité qui s’enivre d’immortel mais semble nous conduire dans une autre direction, mettant à mal l’apaisante et consolatrice nature – personnage à part entière dans tous ses romans.
« Si nous continuons à vivre comme nous le faisons depuis des décennies, et là, nous parlons de l’humanité tout entière qui a certes effectué un grand bond en avant ; si nous ne transformons pas notre mode de vie et notre quotidien, nous courons à notre perte. Nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis. Nous sommes à la fois le juge, le peloton d’exécution et le prisonnier attaché au poteau. »
De la lumière à la nuit…
Jón Kalman Stefánsson, Lumière d’été, puis vient la nuit, trad. Éric Boury, Grasset, 320 p., 22,50 €
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