“L’Opposante de la presqu’île” de Lydie Parisse : mémoires d’outre-tombe
Dans ce roman imprégné d’un rythme théâtral, une anonyme nonagénaire livre au seuil de la tombe sa dernière parole, ou peut-être sa toute première, enfin, après une vie de non-dits tissés de passion, de mystère et de souffrance.
Critique
L’Opposante de la presqu’île se présente comme une adaptation romanesque d’une pièce de théâtre plus courte et, surtout, polyphonique. Nous retrouvons cependant bien dans cette réécriture toutes les caractéristiques d’un monologue théâtral dont la narratrice est une femme de quatre-vingt-dix-sept, vivant sur la presqu’île de Crozon en Bretagne, qui laisse jaillir une ultime parole au seuil de la tombe (ou plutôt de l’urne), ou peut-être sa première parole vraie, après une existence constituée d’une passion envahissante et d’une multitude de non-dits.
Dans sa jeunesse marquée par la guerre, la narratrice a vécu un amour passionnel mais interdit avec un soldat allemand, avec qui elle eut un premier enfant, une fille, morte à un mois. Son amant banni de la presqu’île bretonne, elle se voit contrainte d’épouser un homme qu’elle n’aime guère, avec qui elle a plusieurs enfants, dont une fille cadette à qui elle donne le prénom de l’enfant mort.
Alors qu’elle ouvre peu à peu les portes de l’au-delà, elle nous dévoile sans ordre apparent des fragments de son histoire, en écho à une forme de sénilité qui peu à peu l’envahit. Surnommée « l’opposante » par les habitants de la maison de retraite pour avoir décidé d’arrêter de manger et de se laisser mourir, cette Bretonne apparaît comme un roc inaltérable malgré les fissures du passé. Elle est celle qui détient les secrets, incapable de les communiquer sinon par les mots d’outre-tombe, notamment dans un espace métaphorique qui sépare la mort de l’incinération.
« Et moi qui ne t’ai rien dit, qui n’ai jamais rien pu te dire, qui suis restée là, idiote, imbécile, toujours au bord de l’aveu, te mêlant malgré toi à une histoire qui n’était pas la tienne, qui ne te concernait pas, l’histoire de mon premier enfant mort, l’histoire de mon enfant avec Hans. […] je me dis aujourd’hui que ton prénom te tracassait, que tu avais dû mal comprendre certaines conversations surprises derrière les portes, des paroles chuchotées, de celles qu’on ne devrait jamais entendre et qui ne peuvent pas être répétées, ces zones d’ombre ont fini par te troubler, tu ne savais plus qui tu étais quand tu parlais, quand tu riais, tu étais trop sensible, tu as lu dans mes pensées, c’est sûr, tu as compris que lorsque ta mère prononçait ton prénom elle pensait à quelqu’un d’autre. Pardon, ma fille ! »
Cette Opposante de la presqu’île est tel un menhir, debout contre l’adversité et les épreuves, muette devant les innombrables questionnements de ses enfants sans nom. Si son obstination force évidemment l’admiration, cette nonagénaire anonyme se révèle dans le même temps terrifiante, refusant à ses enfants de dévoiler le mystère de leur origine ; elle condamne ces derniers à l’anonymat, leur sapant en deux temps ce qui seul est susceptible de fonder une existence : l’amour sponsal et la connaissance de leur histoire. La sagesse antique l’exprime déjà par la voix du psalmiste, lorsqu’il déclare : Amour et vérité se rencontrent. Une telle rencontre n’advient jamais le premier étant en grande partie absent et la seconde tue. Ne pas être le fruit d’un amour est douloureux ; ignorer le principe même de sa naissance ne l’est certainement pas moins.
Seuls Hans et sa fille Andrea se voient gratifiés de prénoms, ainsi que quelques voisins et résidents anecdotiques dans le cadre de ce récit (Lucienne, Georges, Paulette…). Les enfants de la Taciturne – si l’on peut lui donner à notre tour un surnom – sont réduits à des positions dans la fratrie, jamais à des personnes à part entière. L’histoire, leur histoire, aurait pu leur donner un visage. Les non-dits les étouffent, traversent la mort, jusqu’à ne plus être que cendres.
« Vous avez parlé de ma vie, vous avez cherché à disséquer son cadavre, mais moi, j’ai tenu bon, faut bien, je n’ai rien dit, jusqu’à mon dernier souffle, vous chercherez à reconstituer le puzzle, mais tout est au fond de l’eau. Ce que j’ai vraiment vécu, je suis seule à l’avoir vécu, et voilà le pire, j’ai tout oublié ! »
Lydie Parisse, guidée par une tendresse grave pour cette femme à la fois ordinaire et d’exception, témoin d’un autre âge, offre un récit d’une belle douceur poétique, rythmée par des anaphores (en tête de chaque chapitre) et des répétitions (« faut bien ») qu’elle semble affectionner beaucoup, ainsi que nous avions déjà pu le voir dans ses différentes chroniques des confins publiées récemment par Profession Spectacle. Si ces figures de style marquent sans doute la répétition, le ressassement, elles rappellent plus foncièrement le rythme même de toutes choses, des générations aux saisons en passant par les grandes marées bretonnes.
Lydie Parisse s’attache aux élans substantiels pris dans le cycle inamovible de la vie. De quoi susciter dans le cœur du lecteur une certaine angoisse ou, au contraire, un profond apaisement devant ce qui nous rythme inexorablement.
Lydie Parisse, L’Opposante de la presqu’île, Domens, 2020, 102 p., 13 €
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Illustrer cet ouvrage avec la photo de deux Bigoudènes est faire preuve d’une méconnaissance totale de la culture bretonne, c’est bien dommage.