“Localement agité” d’Arnaud Bédouet : Narcisse en famille
Localement agité, nouvelle pièce d’Arnaud Bédouet paru chez L’avant-scène théâtre et joué en ce moment même au théâtre de Paris, raconte d’un père qui convoque ses enfants tous les quatre ans afin qu’ils se recueillent sur ses cendres. Une pièce fine et pertinente lorsqu’elle montre comment chaque enfant se fait et se façonne, de son père, un visage différent mais qui s’évertue trop à défendre la thèse contestable d’un patriarche voulant libérer ses enfants de son ascendant.
Créée le 18 janvier 2019 au Théâtre de Paris, Localement agité est une pièce écrite par Arnaud Bédouet qui reçut notamment deux Molière en 1997 pour sa première pièce, Kinkali, représentée au Théâtre de la Colline. Localement agité, publié par les éditions L’avant-scène théâtre (collection des quatre vents), est un huis clos familial, hivernal et breton commandé par les dernières volontés d’un père, brillant scientifique et écrivain reconnu, qui convoque ses enfants tous les quatre ans afin qu’ils se recueillent sur ses cendres.
Parmi les dernières volontés du père figure en effet le vœu de voir ses cendres dispersées dans l’océan par un vent de sud-est, en présence de tous ses enfants (cinq quand même), un 29 février, soit le jour de son anniversaire : la fratrie a donc une « chance » tous les quatre ans d’en finir avec un père qui, par cette injonction égoïste et pompeuse, demeure présent et pesant bien après sa mort. La pièce a le grand mérite de montrer comment chaque enfant se fait et est une figure particulière, personnelle, du père : les différentes figures des enfants, leurs positionnements distincts par rapport à leur père, sont finement appréhendés et « rendus ». La pièce apparaît, au fond, comme une intéressante réflexion sur le narcissisme, sur la contrefaçon, au sens où l’on contrefait le visage et l’expression de quelqu’un et où l’on ne recherche finalement que soi chez autrui. C’est là donc la plus grande réussite de la pièce qui, de surcroît, sait parfois être drôle.
Localement agité comporte toutefois, à notre sens, deux défauts. Premier défaut, un personnage de mère de famille et d’épouse trop évanescent, dépourvu de substance et d’autonomie, qui n’est pas « traité » par l’auteur, ne fut-ce que pour signaler l’omniprésence étouffante du père. Second défaut, une thèse à la fois trop recherchée et définie (notamment dans une « note d’intention » qui nous semble superflue et même déplacée car la vérité d’une pièce doit se dégager de son seul déploiement dramatique), et excessivement naïve et finalement artificielle : celle d’un père-idole qui, renonçant à son étouffante et tyrannique aura, s’en dépouillant post mortem, cherche à libérer ses enfants par la révélation de ses turpitudes.
De fins portraits de famille
C’est la grande réussite la pièce : représenter comment chacun de ses cinq enfants se positionne, se définit, par rapport au père disparu. La large palette des différentes attitudes possibles – hommage et héritage, révolte, abandon et dépression, cynisme – est rendue et distribuée, parmi les personnages, de façon vivante et convaincante.
Voici d’abord Yves, le gardien du temple paternel dans tous les sens du terme car il habite seul la maison de famille bretonne, dernière demeure du père qu’il conserve et muséifie, refusant d’en modifier l’ameublement, la décoration et l’agencement. Yves est celui qui explique et garantit à ses frères et sœur ce qui est « loyal envers papa ». Gardien du temple, il est aussi gardien du rite de la dispersion des cendres commandé par le père : « Papa voulait être sûr que ses cendres partent vers la haute mer et non vers le champ d’artichauts du voisin ; c’est pour ça qu’il a spécifié sud-est. Papa avait une vision poétique et large de sa dispersion dans l’océan ». Mais Yves est aussi l’auteur et le garant de la légende de son père : il en a rédigé et « poétisé » la mort par noyade nocturne sous forme d’apothéose dans un (beau) texte qui relève de l’épopée, de la nécrologie et du tombeau (le tombeau comme genre littéraire) : « Sa peau sans soleil s’avance dans la mer sans couleur. Il va vers les abysses comme le guerrier rentre chez lui… Le cœur s’affole dans un corps statufié… Une mouette rentre et crie pour lui… Les cheveux blancs s’écartent en corolles, filaments d’un nénuphar marin qui part à la dérive. Que voit-il de si extraordinaire au fond pour qu’il offre ainsi et pour toujours son dos de vieillard piqueté aux mouettes qui piaillent l’angélus ? » Yves enfin se bat « pour que l’œuvre de papa soit respectée… pour qu’on reste au plus près de la pensée de papa ». Mais au fond, il cherche à bâtir et préserver, lui aussi, comme dans la pièce éponyme de Stefan Zweig dont nous rendîmes compte dans ce journal il y a quelque temps, la Légende d’une vie.
Héritier, thuriféraire, hagiographe, Yves est omniprésent, masquant et sermonnant ses frères et sœur : parmi ceux-ci, il y a Pierre le cynique, éditeur qui profite de la notoriété de son père sans éprouver de respect et de gratitude particulière pour lui ; Clément le révolté (un presque oxymore), qui appelle son père par son prénom et estime qu’« On n’avait pas plus d’intérêt pour lui qu’un chien auquel mécaniquement on jette la baballe tout en continuant de lire son journal » ; Marie la dépressive et l’effacée (« Je mourrai sans avoir poussé le moindre cri »), à qui son analyste dit qu’elle « ne trouve aucun homme parce que je les compare à papa » ; il y a enfin Boris, le plus humble et le plus drôle, peut-être parce qu’il n’est pas (la pièce nous l’apprend) le fils du grantécrivain, pour reprendre le mot, le concept même, de Dominique Noguez. Boris, c’est l’anarchiste qui revendique le droit à la paresse ou plutôt le droit d’être seulement, simplement, sans avoir à faire et à justifier son existence par ce que l’on fait. Anarchisme un peu basique et bêta parfois, mais crédible dans une personne.
Narcissismes
Il y a d’abord quelque chose de profondément mégalomane et narcissique dans la volonté du père défunt de réunir ses enfants afin que, tous ensemble, dans une démarche d’hommage et de communion, ils dispersent les cendres du grand homme dans le grand océan. Le révolté de la famille, Clément, le dit bien, de façon cruelle et drôle : « Les dernières volontés, c’est d’un orgueil, d’une suffisance. On se fait incinérer par discrétion et on devient aussi emmerdant qu’une armoire normande. » Et l’on peut penser que le père cherche même à faire répéter tous les quatre ans, indéfiniment, la cérémonie, car exigeant une dispersion de ses cendres un 29 février par vent de sud-est, il sait, comme le confesse Yves, que « le vent de sud-est souffle rarement l’hiver »…
Mais l’on peut penser qu’il y a aussi quelque chose de narcissique parmi les enfants qui se sont fabriqué le visage et l’image qui leur conviennent car elles permettent de justifier leur caractère et leur existence. D’une certaine manière, les enfants voient et veulent voir leur visage dans le visage de leur père, veulent composer le visage de leur père à leur image et à leur ressemblance. Au point que le « vrai visage » du père demeure incertain, énigmatique, qu’il se fragmente et se fait composite, presque cubiste.
Une thèse finale plus visible que crédible
La thèse finale du livre est la suivante : en confiant à sa fille Marie un journal intime posté la veille de sa mort et détaillant ses diverses turpitudes, le père aurait voulu, par amour, rendre ses enfants libres, leur dire « qu’il n’y pas de modèle, qu’on est seuls, qu’il faut l’accepter », aurait voulu les encourager à être « des grands maintenant ». Intention qui paraît assez peu cohérente avec la volonté de convoquer tous les quatre ans ses enfants pour qu’ils constatent à nouveau que la dispersion des cendres n’est pas possible et doit être repoussée au prochain 29 février. Cette idée d’un maître libérant ses disciples nous semble, s’agissant d’un père vis-à-vis de ses enfants, assez construite, d’autant qu’elle s’appuie sur de naïves et bénignes, ridicules et très datées, turpitudes : celle en particulier d’avoir lyriquement pleuré la mort de Staline en 1953 (« L’astre n’est plus, l’univers a froid »), d’avoir traité Khrouchtchev de « ver de terre », d’avoir affirmé aussi son vœu d’un pouvoir absolu, d’une « main de fer », d’une « culture élitiste ». Il faut être singulièrement douillet et très frileusement social-démocrate pour s’indigner de tout cela. Le lecteur n’y croit guère.
Heureusement, si l’on peut dire, Arnaud Bédouet garde le pire, et donc le meilleur, pour la fin : papa « a vendu des secrets scientifiques aux Russes et… a couché avec Jeanne », Jeanne qui est l’ex-femme de son fils Pierre. Mais même à ce compte-là, la fable du père exposant ses bassesses et ses fautes pour libérer ses enfants de son emprise et de sa supériorité demeure peu crédible.
Et l’on peut aussi regretter que l’auteur n’ait pas davantage défini et fait exister le visage et le caractère de la mère, fut-ce « en creux », par contumace, dans les dialogues des enfants. On comprend que cette mère a quitté son mari mais on ne sait ni quand ni pourquoi ni pour qui. Il aurait été intéressant de définir aussi le visage de la mère en contrepoint de celui du père, quitte à souligner l’inféodation ou l’effacement de celle-ci, sa souffrance peut-être, quitte aussi à interroger la place de la figure maternelle pour les cinq enfants.
Arnaud Bédouet, Localement agité, L’avant-scène théâtre, collection des quatre vents, 2019, 96 pages, 12 €.
La pièce est jouée jusqu’au 17 mars 2019 au Théâtre de Paris : mise en scène de Hervé Icovic ; avec Anne Loiret, Lisa Martino, Thierry Frémont, Nicolas Vaude, Guillaume Pottier et Arnaud Bédouet.