L’image scène : ce que la place de l’image nous dit du théâtre aujourd’hui
Une enquête artistique originale vient de paraître sur la mise en scène de l’image dans le spectacle vivant : Vera Icona, abécédaire de l’image scène. À l’heure où la vidéo et les caméras sont de plus en plus présentes sur scène, que nous dit l’image, du théâtre et du monde ? Éléments de réponse avec l’auteure de l’ouvrage, Véronique Caye, également metteure en scène et vidéaste.
L’utilisation de l’image au théâtre est multiple. Sous le concept de « l’image scène », Véronique Caye identifie par exemple six modes d’apparition, de l’image poème à l’image temps, en passant par l’image narration et l’image cinéma. Que nous disent ces images et leur utilisation ? Comment leur potentiel évocateur est-il révélé aux spectateurs ? Qu’apportent-elles à la création artistique ?
Autant de questions sur notre rapport aux images, soulevées par le livre Vera Icona, abécédaire de l’image scène, écrit par la metteure en scène et vidéaste Véronique Caye, qui enseigne également à l’ESCA Studio-théâtre d’Asnières, près de Paris.
Une enquête artistique
Publié aux éditions Hématomes en septembre dernier, l’abécédaire de Véronique Caye développe une poétique de « l’image scène ». Que transporte un tel mot valise avec lui ? En quoi cette notion concerne-t-elle le spectateur, l’étudiant en art, le créateur ou le metteur en scène ?
« J’ai développé ce concept d’image scène pour comprendre comment une image est montrée sur un plateau, soit de théâtre, soit de danse, enfin de spectacle vivant », déclare-t-elle. Il s’agit d’une enquête artistique, préfacée par le metteur en scène et plasticien Romeo Castellucci, dans laquelle se dessine une « cosmogonie » de l’image. Le lecteur peut en effet découvrir en début d’ouvrage, une illustration plaçant au centre le mot “image scène” représenté par une planète avec, gravitant tout autour, les sphères “image poème”, “image temps”, “image narration”, “image cinéma” et “image télévision”.
Pour Véronique Caye ce système peut également être compris dans une écologie de l’image, selon un concept emprunté à Ernst Gombrich pour qui les images se développent et évoluent toujours de façon déterminée, par un contexte donné.
Vera icona, image vraie
Pour l’auteure du livre, il faut reconsidérer notre rapport aux images, en partant de l’effet qu’elles ont sur nous. Cela exclut donc à la fois l’image pure, qui existerait en soi, et une vision utilitariste, qui consisterait à voir dans les images leur fonction communicante.
« Vera icona, c’est l’image vraie. Le propos du livre, c’est que chacun d’entre nous détermine cette image vraie. Pour certains, ça va être une image communicante, pour d’autres, une image sensible qui va les faire chavirer dans l’émotion… Il me semble que l’image vraie, c’est celle qu’on ne nous impose pas et que l’on choisit, parce qu’elle est juste et vraie dans nos vies. »
Ces images communiquent d’un champ artistique à l’autre, puisque l’horizon que Véronique Caye a filmé pendant cent vingt jours quotidiennement, à la même heure, a fait l’objet d’une exposition à la galerie Analix-Forever en Suisse, mais aurait tout aussi bien pu apparaître sur une scène de théâtre.
Spectacle vivant « reflet de l’air du temps »
Si les images peuvent circuler d’un champ artistique à l’autre, quelles sont ses fonctions spécifiques au théâtre ? Différentes clefs de lecture sont données dans l’ouvrage, comme par exemple à l’entrée “Animal”, où l’on peut lire que « l’image scène devrait avoir le même pouvoir de vérité qu’un animal », évoquant ainsi la force primitive éveillée sur scène par une image, ou encore le concept d’iconomie, forgé par le philosophe Peter Szendi, qui interroge un monde contemporain submergé d’images : ce dernier serait-il comparable à un supermarché d’images que le théâtre reflèterait avec plus ou moins de finesse et d’ironie ?
Ce concept d’iconomie questionne l’économie des images en général : l’enjeu est de permettre une appréhension autre de l’image scène, dans un rapport plus réfléchi à celle-ci, c’est-à-dire une appréhension indépendante d’un flux déferlant d’images auquel nous serions tous soumis et sensible.
Véronique Caye questionne tout du moins leur quantité et leur variété dans les spectacles. « Depuis une vingtaine d’années, il y a une prolifération des images, avec des emplois multiples qui vont du décor, de la scénographie, des caméras qui filment les acteurs en temps réel, à des versions algorithmiques et futuristes, remarque l’auteure. Ce livre restitue tout ce mouvement de l’image sur scène, avec le postulat que si elle envahit les plateaux de théâtre, c’est le reflet du monde contemporain. Le spectacle vivant est un art éphémère, c’est le reflet de l’air du temps. »
6 modes d’apparition de l’image scène
Véronique Caye distingue six modes d’apparition de l’image sur scène. Tout d’abord, il y a « l’image sans image, quand des metteurs en scène font un théâtre d’image, sans avoir recours au médium vidéo. Ce théâtre est visuel avant d’être textuel. Il y a l’image poème, quand elle apparaît sur scène pour développer une forme de poème global, avec à la fois les danseurs, les acteurs, le texte et l’image vidéo. Je parle notamment de Lucinda Childs. Il y a l’image narration, quand elle devient un pivot dramaturgique faisant progresser le récit. Le précurseur à ce niveau-là, c’est Wajdi Mouawad. »
Deux autres catégories sont identifiées : l’image cinéma et l’image télévision. « C’est quand il y a sur scène des caméras qui filment en direct les acteurs et qui projettent leur image pendant la représentation, précise-t-elle. L’image cinéma est très travaillée, quand l’image télévision est plus proche de la télé réalité, de moins bonne qualité, on fait du cut up… »
Dans un traitement plus contemporain intervient enfin l’image temps. « Ce sont des expérimentations théâtrales qui utilisent l’image d’une manière futuriste, avec l’apparition de codes, un peu à la Matrix. »
L’image comme essence de création
« J’essaie de redonner du sens à la relation aux images et d’en faire une essence de création au même titre que le rapport textuel. Je viens du théâtre, où c’est le texte qui doit tout porter. Or, dans nos sociétés, il n’y a pas seulement les mots qui portent ce qui nous traverse mais aussi les images. Je les remets sur un point d’égalité avec d’autres fondamentaux de la scène. »
Paradoxe d’une époque où se multiplient les images sur les plateaux mais où celles-ci devraient pour Véronique Caye être reconsidérées. « Je vais beaucoup au théâtre. Dans un spectacle sur trois, il y a de l’image vidéo. Parfois elle n’a rien à nous dire et le texte reste principal », déplore-t-elle. L’enjeu serait donc de mieux traiter ses possibilités de sens. « L’introduction de l’image vidéo sur scène est souvent ratée. Une image sur un plateau de théâtre absorbe énormément le regard et ne doit pas être introduite au détriment de la compréhension. »
Dans son travail, qu’elle prend pour exemple également dans son livre, Véronique Caye privilégie une approche sensible aux images. « Je fais tout pour dissimuler le médium, je veux que l’image s’intègre de manière organique au spectacle. On ne voit jamais de caméras sur scène et les images apparaissent un peu par magie. C’est un travail dans lequel le réel et l’illusion apportée par l’image créent un monde de perceptions sensibles. »
Faire de l’image un acteur à part entière, sans qu’elle ne vienne toutefois se substituer aux comédiens, tel est l’univers dans lequel Véronique Caye souhaite plonger le spectateur, dans un dialogue entre l’humain et la matérialité d’une image vidéo projetée.
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Véronique Caye, Vera Icona, abécédaire de l’image scène, Hématomes Éditions, 2021, 144 p., 16 €
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Photographie à la Une : Véronique Caye (© Alex Nollet – La Chartreuse)