“L’île batailleuse” : l’impressionnante performance stylistique de Nicolas Rozier
L’île batailleuse, second roman de Nicolas Rozier, nous plonge dans une expérience stylistique hors du commun. Si le récit en perd parfois de sa clarté naturelle, les images se succèdent avec une virtuosité et un rythme vertigineux.
Il s’est fait connaître par une poésie d’une violence métallique, qui s’inspire à la fois du tranchant de la lame et de l’enclume inamovible, multipliant les images affilées et impérieuses, en dialogue régulier avec ses maîtres : Antonin Artaud, Jacques Prevel, Francis Giauque, Vincent Van Gogh… Depuis peu, Nicolas Rozier a décidé de s’attaquer au roman. Après D’asphalte et de nuée en 2020, l’écrivain vient de faire paraître L’Île batailleuse, tous deux auto-édités.
Dans ces deux romans, qui partagent la même atmosphère de sang, de crime et d’exil, la même ambiance masculine où un groupe d’hommes est confronté à de rares femmes réduites à l’état de tentation ou de fantasme, il explore des terres inconnues, celles du langage et celles de paysages incertains. Dès les premières lignes, nous le savons : nous entrons dans un monde littéraire qui se tient tout entier dans l’image ; en cela, le poète ou le peintre – Nicolas Rosier pratique les deux arts – l’emporte encore sur le romancier.
L’île batailleuse raconte l’histoire d’un déserteur qui, dans son errance, arrive en Normandie, découvre la peinture et rejoint un groupe d’artistes bigarrés sur une étrange île. Mais ce résumé, écrit en un plat français, ne rend pas compte du roman dans sa forme. Car dans ce texte, tout n’est que véhémence, déchirure, orage, voracité, démence, brèche, dépeçage, meurtrissure, sauvagerie, massacre, folie ou mort. La grandeur de l’homme – et par conséquent du roman – se mesure à la fureur et non à la paix intérieure, qui semble comme suspectée a priori de médiocrité.
L’écrivain nous sature d’images jusqu’à l’épuisement des réalités communes, définitivement essorées. Cela donne incontestablement une prose unique, au risque de nous perdre par une dilution du récit. Il n’est pas rare que je relise des phrases, des paragraphes, voire des chapitres entiers, subjugué par les images, sans toutefois comprendre ce qui se passe concrètement. Voilà une déconcertante expérience : par sa force, l’image opère encore quand le récit m’a déjà semé.
Chez Nicolas Rozier, tout n’est que superlatif : une île n’est jamais vraiment une île, le bocage normand devient un Ouest à conquérir, une peinture est un affrontement de l’extrême… Comme si le poète ne voyait que l’image contenue dans un décor, un visage, une situation ; comme s’il ne considérait que l’impression qui jaillit du réel et non le réel en lui-même, nécessairement insatisfaisant. Il ne reste des intentions, de la pensée, de l’action que des sensations nées de cet apparent réel. Ce sont celles, non des personnages, ces solitaires vivant en meute sans pouvoir nouer de véritable relation sinon de survie, mais de l’auteur lui-même : en dépit des différences de caractères entre les personnages, tous parlent en effet avec le même phrasé sibyllin.
Maintenir une telle densité d’écriture est une véritable performance. À l’image de son héros, Koenig, dont chaque tableau est présenté comme une lutte sanglante et irrévocable, Nicolas Rozier recherche la formule virtuose, inédite, unique, définitif. Une phrase simple est probablement synonyme d’insignifiance. L’humour ou la légèreté sont absents, peut-être douteux, dans tous les cas incompatibles.
S’il y a une grâce, elle est électrique et intransigeante, comme une dague balafrant irrémédiablement la chair. Au sortir de ce roman, le lecteur est épuisé, usé, pour avoir traversé une expérience stylistique incontestablement hors du commun. En cela, Nicolas Rozier a remporté la bataille.
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Nicolas Rozier, L’Île batailleuse, Éditions Incursion, 2021, 250 p., 18 €
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