L’héroïsme ? Quel héroïsme ?
Où notre chroniqueur, bien décidé à ne succomber à aucune sirène (ce qui est grandement facilité, il est vrai, par la réelle et pourtant très diverse nullité de leur chant), qu’elle soit conformiste sauce culture ou rebellocrate à la suce-boules, entreprend de relire un roman qu’il venait pourtant juste de lire.
Mars 2021. France. Les cafés sont fermés par décision gouvernementale. Les restaurants, les cinémas et les théâtres aussi. Pour le cinquième mois consécutif de cette deuxième fermeture autoritaire.
La fraction idéologiquement la plus avancée de l’entre-soi culturel est entrée en résistance et s’est enfermée dans des lieux culturels interdits au public. Il s’agit de ne pas démériter des privilèges dont on demande le rétablissement. De temps à autre, par une manière de Toussaint profane, on fleurit les lieux de mort.
Je lis.
Je lis. Et ce n’est pas chez moi, de façon générale, une recherche d’exotisme ou de dépaysement. D’ailleurs, dans ce contexte national de réduction arbitraire des libertés publiques, la Pologne de Paulina Dalmayer perd une part considérable de l’exotisme gris, socialiste qu’elle aurait eu il y a un an.
« Il me peinait de voir grandir mes filles dans cette atmosphère. Si j’avais eu le choix, j’aurais préféré qu’elles aient peur des impérialistes ou des bombes atomiques plutôt que du chômage ou du gel des salaires. »
Tout va bien mieux, ici, où nous n’avons rien à foutre du chômage (qui est tout de même la dernière chose que nous sommes capable de produire à cadence industrielle) mais où nous avons peur de la fumée des cigarettes et tremblons pour l’environnement en mangeant des légumes et en priant pour la planète, cette merde.
Il suffit de voir Wanda, de la lire, de se la représenter, pour comprendre qu’il n’y a aucun courage à attendre de gens qui ont peur de la fumée des cigarettes. Des simulacres, peut-être, du courage, non. Pas besoin d’être grand clerc pour piger que l’Occident, qui ajoute à la peur de la grosse grippe celle du vaccin contre la grosse grippe, va continuer de se chier dessus en s’excusant d’être encore là auprès des gens qui trouvent qu’il ne crève pas assez vite.
Wanda, c’est elle qui parle dans Les Héroïques. Elle est polonaise et pédiatre, approche des soixante-dix piges, n’a plus qu’un sein, fume comme un pompier et, avec ou sans l’Inde, regarde la mort en face, ou essaie. Elle a un mari auquel elle est liée par une amitié forte et par un goût partagé de la liberté, même sexuelle (il faudra que je réutilise cette expression : la liberté, même sexuelle), le très étonnant Edward, manière d’athée politique, journaliste sous le régime socialiste, puis chef d’entreprise et enfin, député européen ; et deux filles dont l’une se suicide de temps en temps. Elle a eu un temps une liaison avec Konrad, un de ses étudiants. Elle est au bout de sa vie, et donc, c’est elle qui raconte sa vie, entre perte de connaissance et hospitalisation qui se termine en fugue, sur fond de transformation d’une Pologne passant des l’obscurité socialiste à la connerie chatoyante d’un Occident en déliquescence ; et, à la manière dont elle fait ce récit, sans une once d’égrillard militantisme pleurniché, on sent bien que sa vie est sa vie, qu’elle l’aime comme la guerre aussi qu’elle est (et que ce même écrivain avait chantée dans son précédent et premier roman, Aime la guerre !) que personne mieux qu’elle ne la dira, et surtout, qu’elle n’écoutera personne quant à la façon de la finir ; si elle doit finir, et s’il n’est pas plutôt question de se préparer à être.
Dans une virée alcoolisée avec Edward, alors qu’elle agonise, elle demande :
« Pourquoi ne sommes-nous pas héroïques ? Pourquoi ne l’avons-nous jamais été ?
– Comment ça, « pas héroïques » ? À soixante-dix ans, nous sommes en train de picoler dans le bar le plus louche de Cracovie, pieds nus de surcroît, et tu me dis que nous ne sommes pas héroïques !
– C’était une question sérieuse. Axiologique et essentielle. »
À l’héroïsme l’ironie ne nuit pas.
J’ai d’abord lu ce roman dans de mauvaises conditions. Pour ne pas en parler trop mal, je me suis dit que je le relirai. Je l’ai relu dans des conditions plus mauvaises encore. Je sais bien que j’ai l’âge de relire, mais relire coup sur coup, je n’avais pas encore fait. Le théâtre était évidemment présent dès la première lecture, puisque Wanda, jeune pédiatre, « dans un trou perdu comme Opole », a frayé un bon moment avec la troupe de Jerzy Grotowski et son avant-garde conservatrice et monacale ; jusqu’à la rupture, pour gouroutisation excessive.
C’est Edward, que Wanda rencontre en 1967, qui va comparer Grotowski aux Rolling Stones, lesquels viennent jouer à Varsovie cette année-là : « Vous allez voir que ce n’est pas si différent de ce que vous essayez d’obtenir là-bas, à Wroclaw. Un rituel laïc. »
Travaillant dans un pays socialiste, Edward appuie sur les mots « rituel laïc ». « Le rock symbolisait l’impérialisme capitaliste, mais en même temps, présentait un moyen de contrecarrer l’emprise de l’Église catholique. En général, ça passait. »
Grotowski en revanche ne voyait dans les hippies polonais que des « snobinards, obnubilés par une culture populaire étrangère à laquelle ils n’avaient d’ailleurs qu’un accès très limité » : « Imiter l’Occident, y compris dans ce qu’il avait de plus intéressants à nos yeux, produisait au mieux un simulacre, au pire une caricature. »
(Il me paraît amusant de noter que ces concurrences rituelles ont été grandement accélérées, puis poussées au néant, par l’auto-sabordage de l’Église catholique, à laquelle il ne vient plus à l’esprit de présenter son propre rite sacrificiel comme art des arts, depuis qu’il voisine avec le plus navrant des shows de télé-réalité… Et non moins amusant de lire ces lignes au moment où ce que l’Amérique produit de plus crétin déferle dans la culture européenne sous les étiquettes de décolonialisme, cancel culture et autres stupidités post-féministes et carrément racistes.)
En relisant, donc, ce roman, je m’aperçois que le théâtre est là depuis le départ, depuis cet étonnant et étrangement merveilleux démarrage de roman en compte-à-rebours ; depuis la façon dont le corps souffrant de Wanda sur son lit de douleurs se dédouble : « Égarée dans l’artère plantaire médiale de mon pied gauche, je peine à remonter vers l’artère tibiale et le haut de mon corps. Par où suis-je sortie pour me retrouver soudain en lévitation sous le plafond ? » jusqu’à la réminiscence de la mise en scène par son propre frère dans le potager du cadavre de leur mère.
Il est là encore, sans doute, le théâtre, dans la façon dont Wanda quitte l’hôpital, puis le pays, laissant tout le monde derrière elle, et même le lecteur, puisque la mort est fatalement escamotée, le récit étant à la première personne du singulier, le récit de Wanda vivante. Ce roman est décidément trop court et il nous faut espérer, puisqu’une page de garde semble nommer Wanda comme la première des Héroïques qu’il aura au moins une suite (au moins, oui, car pourquoi n’y aurait-il que deux Héroïques ?).
Pour finir, je nous souhaiterais, cher lecteur, de comprendre, comme ce libertin d’Edward, « d’instinct attentif à la disposition fluctuante du monde » que : « Nous n’agissons pas par volonté car la volonté n’existe pas, il nous est tout au plus possible d’accomplir, ou pas, les actions qui s’imposent. »
Paulina Dalmayer, Les Héroïques, Grasset, 2021, 19 €
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