“Lettres sur la poésie” de W.B. Yeats : la puissante et humble vision de l’immense poète irlandais
Inédites jusqu’à présent en français, les Lettres sur la poésie de l’écrivain irlandais W. B. Yeats (1865-1939), Prix Nobel de littérature en 1923, viennent de paraître aux belles éditions La Coopérative. À la fois puissantes et humbles, regorgeant de conseils avisés, ces lettres adressées à la poétesse Dorothy Wellesley dessinent la belle vision poétique de l’immense écrivain, alors au soir de sa vie. Un précieux appui pour tous ceux qui aiment et écrivant de la poésie.
C’est un chemin d’humilité que nous font emprunter les Lettres sur la poésie de l’écrivain irlandais W. B. Yeats (1865-1939), Prix Nobel de littérature en 1923. Éditées pour la première fois en français par les éditions La Coopérative, fondées et dirigées par le poète Jean-Yves Masson, ces Lettres ont été écrites dans le cadre de la correspondance qu’il a entretenue durant les dernières années de sa vie (à partir de 1935) avec Dorothy Wellesley (1889-1956), duchesse de Wellington qui fut l’amante d’une lady, d’une journaliste et côtoya Virginia Woolf.
Chemin d’humilité car le grand poète s’y déclare presque d’emblée ignorant (et l’on sait, songeant à L’Ignorant de Philippe Jaccottet, la vérité et la fécondité poétique qui peuvent s’attacher à ce constat initial), bien que cet aveu se rapporte davantage à son activité de critique qu’à celle de poète proprement dit : « Quand je commence à écrire sur la poésie je parais… complètement ignorant. J’ai écrit une fois “je voudrais être ignorant comme l’aube” ». Comme si l’ignorance était la condition de la poésie, l’état du poète, tant elle peut être ouverture, étonnement et perméabilité au monde. Chemin d’humilité aussi car le grand Yeats, sachant sa mort proche et sachant la vanité de tout hommage, écrit dans l’un de ses derniers poèmes (“Au pied de Ben Bulben”) :
« Dans le cimetière de Drumcliff, Yeats repose,
…
Au bord de la route une antique Croix.
Aucun marbre ne pérore sur une perte publique,
Sur un bloc de calcaire d’une carrière voisine
Sur son ordre on a gravé ces mots :
Regarde d’un œil froid
La vie, la mort.
Cavalier, passe ton chemin ! ».
Chemin d’humilité enfin car, dans ces Lettres, qui font invinciblement penser aux Lettres à un jeune poète de Rilke, la correspondante de Yeats, elle-même poète, reçoit humblement les diverses modifications, corrections et conseils que lui dispense son prestigieux aîné, lequel, d’ailleurs, reconnaît à l’occasion l’excès et l’injustice de ses remarques ainsi que la faiblesse et l’inexactitude de ses propres vers. Au fond, sa correspondance avec Dorothy Wellesley, poétesse mineure, est non seulement un hommage au poète majeur qu’est Yeats mais aussi un éloge de l’art majeur qu’est la poésie.
La figure du poète
Voilà ce que dévoilent d’abord ces lettres : à l’apogée de sa gloire et de sa créativité (car ses derniers poèmes sont parmi les plus profonds et les plus beaux), W.B. Yeats, Irlandais protestant engagé pour l’indépendance de son pays à l’égard de la Couronne britannique, correspond avec une éminente représentante de celle-ci, disant à l’occasion toute sa dette à l’égard de l’Angleterre (« le seul pays qu’il m’est impossible de haïr »), en particulier à l’égard de « Shakespeare, Blake et Morris ».
Et l’on découvre à cette occasion que Yeats se tient à distance tant de la religion que de la politique. Il faut dire, concernant la première, qu’il doit lutter contre la puissante Église catholique irlandaise : il évoque ainsi les menaces d’un prédicateur catholique contre une pièce jouée dans le théâtre dublinois qu’il a fondé en 1904, l’Abbey Theatre. Mais sa défiance s’étend à l’ensemble du christianisme, il écrit ainsi à son amie : « Ma santé s’améliore progressivement, je vais mieux – quand je suis malade, je suis chrétien, et c’est abominable. » Le voilà donc refusant de sympathiser avec l’un comme l’autre parti religieux.
En politique, sa position n’est pas moins subtile : il fuit « la plus grande partie de l’intelligentsia anglaise (qui) est communiste », cite Blake écrivant que « les rois et les parlements me semblent étrangers à la vie humaine », ne peut guère rejoindre l’alliance entre l’Église catholique irlandaise et les indépendantistes irlandais et assume finalement d’être une figure que l’on dirait aujourd’hui réactionnaire : « Je suis bien trop heureux à écrire des ballades, à les faire mettre en musique et à tout préparer pour qu’elles soient chantées ».
Mais la figure du poète se découvre aussi à travers les thèmes de sa poésie tels qu’ils sont vus et analysés par D. Wellesley. De façon intuitivement paradoxale, Yeats l’Irlandais n’est pas un poète de la nature, déclarant un jour à cette dernière : « Pourquoi, vous autres poètes anglais, êtes-vous incapables de laisser les fleurs en dehors de votre poésie ? ». Disons que la nature, végétale et animale, est rarement le sujet et le motif de ses poèmes et que Yeats lui préfère la métaphysique, c’est-à-dire la philosophie, la religion et l’occultisme, et le sexe ou du moins la sensualité. Remarquant que le signe cabalistique du feu est le triangle et celui de l’eau le triangle inversé, il note que ces signes « se combinent pour former le sceau de Salomon » (la croix de David), ajoutant : « L’eau est sensation, paix, nuit, silence, indolence ; le feu est passion, tension, jour, musique, énergie. »
La fabrique du poème
Yeats est un poète très pédagogue : ses lettres nous montrent son désir d’initier sa correspondante à la poésie, à la façon de l’accueillir, de l’écrire et de la dire. Abordant la question de l’inspiration, il précise (et cela nous semble profondément, expérimentalement, juste) : l’inspiration ne peut pas se perdre « lorsque la création a commencé (l’œuvre se développe alors comme l’enfant dans le ventre de sa mère) ». Recommandation très concrète donc : le surgissement d’un vers, d’une phrase poétique, doit être immédiatement écrit, afin de « cristalliser » et solidifier le début du poème, sous peine pour celui-ci d’être mort-né.
On voit aussi Yeats donner de précieux conseils d’écriture : « “De la musique, les mots naturels dans l’ordre naturel”. Grâce à cette règle, nous revenons vers le peuple » et aussi : « n’employez jamais deux mots qui signifient la même chose ». S’exprime ainsi la recherche d’une poésie accessible (non élitiste), destinée à être dite à haute voix et même chantée. À cet égard, D. Wellesley livre une anecdote émouvante : alors que Yeats séjournait chez elle (ce qui était fréquent), le majordome l’entendit gémir tout seul et s’inquiéta de sa santé. S’en alarmant auprès de la duchesse, celle-ci lui répondit : « Oh, tout va bien, Cornish. Il est train d’écrire et il lit ses propres poèmes à haute voix… nous devons le faire pour entendre ce que donne notre texte quand on le lit à voix haute ».
La fabrique du poème suppose enfin (toujours) l’humilité de se corriger (Yeats corrigera jusqu’à sa mort certains de ses anciens poèmes) et d’accepter d’être corrigé : Yeats non seulement commente les poèmes de sa correspondante mais en outre les corrige et les modifie, jusqu’à risquer la dispute : « W.B.Y. essaie toujours de corriger mes poèmes. Nous nous sommes querellés à ce sujet. Je lui ai dit : “Je préfère de mauvais poèmes que j’aurais moi-même écrits à de bons poèmes écrits par vous sous mon nom”. »
Émouvoir l’homme du peuple
« J’ai retrouvé la capacité d’émouvoir l’homme du peuple que j’avais dans ma jeunesse. Les poèmes que je peux écrire maintenant feront partie de la mémoire collective. » Dans les dernières années de sa vie, Yeats renoue avec les traditions les plus populaires de la poésie de langue anglaise et écrit de nombreuses ballades, dont plusieurs font aujourd’hui partie du patrimoine littéraire non seulement irlandais mais aussi anglo-saxon. Voilà Yeats à nouveau contre un certain élitisme contemporain, cherchant à être sage tout en s’exprimant « comme les gens ordinaires », cherchant une écriture poétique qui soit « aussi directe et naturelle que la conversation ».
Il s’agit alors pour lui, par la recherche de la profération et du chant, de se mettre en retrait, plutôt de mettre en retrait sa subjectivité, du moins cette manifestation de la subjectivité qui consiste à ne parler que de soi : « J’écris poème sur poème, tous destinés à être mis en musique, tous très simples – comme a dit un poète indien moderne : “non plus le chanteur mais le chant” ».
C’est ainsi que Yeats se réjouit lorsqu’une (prestigieuse) revue, la Yale Review, le place au-dessus d’autres poètes modernes au motif que son langage est « public » : pour le poète, ce qualificatif est un éloge et un aboutissement car il signifie que ses poèmes peuvent parler à tous. On mesure ainsi ce qui sépare Yeats des courants plus hermétiques et politiques de la poésie anglo-saxonne de son temps. Et l’on ne peut manquer de s’interroger : comment se fait que, de nos jours, en France du moins, la poésie parle aussi peu au peuple ? Peut-être manquons-nous d’auteurs de ballades ?
Une vieillesse sans naufrage
Féconde est la vieillesse de W. B. Yeats. On le voit en effet se passionner (et passionner le monde intellectuel de l’époque !) pour l’édition de son anthologie de la poésie de langue anglaise de son temps. Il ne craint pas de se faire des ennemis en laissant de côté les « poètes de la guerre » (de la Première Guerre mondiale, ainsi Wilfred Owen dont l’un des poèmes de guerre est reproduit par le Bristish Museum : « Il est sanguinolent, sale et poisseux »), estimant que « la souffrance passive n’est pas un sujet pour la poésie » et qu’une attitude passive à l’égard de la nature ne peut donner de la bonne poésie. Temps béni que celui où les instituteurs d’écoles primaires pouvaient écrire au grand poète pour lui reprocher d’avoir omis un autre poète de la guerre, Rupert Brooke, Yeats s’en réjouissant d’ailleurs : « Il est agréable de savoir que la poésie peut provoquer de telles frénésies ».
On voit aussi Yeats, dans sa vieillesse, jouer au croquet avec sa fille. Fatigué, il perd, le maillet lui semble lourd ; puis il se repose, est « de nouveau satisfait de la vie », travaille et conclut ainsi sa lettre à D. Wellesley : « si la pluie s’arrêtait je suis certain que le maillet serait léger et que je pourrais battre ma fille ».
On voit enfin l’homme du Nord s’éteindre, en janvier 1939, dans l’invincible soleil du pays niçois : jusqu’en 1948, il reposera au cimetière de Roquebrune Cap-Martin avec autour de lui, nous dit sa correspondante et amie, « beaucoup de marins morts en mer (comme il l’aurait souhaité) et à côté de lui un obscur partisan de Garibaldi ». En 1948, ses restes seront transportés dans le cimetière de l’église protestante de Drumcliff, dans le comté de Sligo en Irlande. Sur sa pierre tombale ces vers, déjà cités mais que nous aimons à rappeler tant ils ramassent en une adresse solennelle la condition passagère et pérégrine qui est la nôtre dans ce monde :
« Regarde d’un œil froid
La vie, la mort.
Cavalier, passe ton chemin ! »
W. B. Yeats, Lettres sur la poésie – correspondance avec Dorothy Wellesley, Traduit de l’anglais par Livane Pinet-Thélot, Éditions La Coopérative, 2018, 332 p., 22 €.