Les metteurs en scène sont des génies

Les metteurs en scène sont des génies
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Auteur dramatique, metteur en scène, comédien, Pascal Adam a commencé sa carrière théâtrale avec Christian Schiaretti au CDN de Reims. En marge de ses activités trépidantes, il enseigne l’art dramatique, depuis 2012, dans un conservatoire à rayonnement régional. Avec un goût prononcé pour le paradoxe et la provocation ironique, il prend sa plume pour vous donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa nouvelle chronique, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »

Et donc, c’est tout nouveau, à la fin de l’opéra, Carmen tue Don José.

Voilà qui donne envie d’écrire une Jeanne d’Arc moderne et fait rêver…

À la fin, au moment que le feu prend, mon héroïne, toute nue (soyons moderne), montée sur le bûcher, se défait tout à coup de ses liens et balance l’évêque Cauchon à sa place, lequel grille en poussant des cris rauques ; puis, se saisissant d’une épée qui traînait là par hasard, elle entreprend de bouter hors de France les Allemands, puisque dans cette version de résistance les Anglais, qui sont devenus gentils, sont remplacés par des soldats nazis, qui étaient et demeurent nos méchants favoris. Et là, je serais super-moderne. Mais non !

Car les metteurs en scène sont des génies. Si j’écrivais un tel tissu d’imbécillités pour complaire à mon époque, et à son merveilleux théâtre qui ne jure plus que par la décalence, un metteur en scène passionné par mon écriture mais qui voudrait en modifier à la fois l’ensemble et le détail et s’appuierait pour ce faire sur je ne sais quel lien contractuel de subordination, viendrait me décaler ma propre décalence en me proposant que Jeanne d’Arc soit une migrante musulmane homosexuelle (elle serait vêtue d’un scaphandre pour que le public comprenne qu’elle a traversé la mer) que l’évêque Cauchon – en tenue du Ku Klux Klan (mais avec, cousue sur son cœur, une cocarde tricolore), pour bien faire comprendre, à un public acquis d’avance, que le FN est l’ennemi – condamne à mourir dans une chambre à gaz. Puis, véritables deus ex machina, des soldats saoudiens en costume de casques bleus de l’OTAN (sic) descendraient en parachute bouter les Russes – nos Anglais du moment –, à commencer par le camarade-évêque Kochonov, hors d’Europe ; et tout cela, juste avant qu’on n’exécutât Jeanne – car, souvenons-nous, nos règles nouvelles de bienséance ne veulent pas qu’une femme meure en scène, victime de la machiste barbarie.

Et la presse unanime hurlerait au génie, tandis que des sphères éthérées de l’administration centrale du service public de la culture tomberaient des subventions diluviennes.

On ferait défiler devant un tel spectacle des cars entiers de lycéens venus entendre la réalité de ce que Jeanne d’Arc et la guerre de Cent Ans avait à nous dire, à nous, aujourd’hui ; on leur expliquerait bien sûr que le metteur en scène n’est plus un interprète, ce ringard de jadis, travaillant avec une humilité forcément feinte à servir une œuvre du passé, écrite en tel lieu à telle époque et racontant une histoire se déroulant elle aussi en tel lieu à telle époque, mais au contraire qu’il est, ce metteur en scène, aurait-il une culture générale avoisinant celle de Cyril Hanouna – mais garantie par un quelconque doctorat –, le véritable créateur, capable au nom de l’altérité abstraite et de son idéologie moraliste – manière d’irréalisme socialiste –, de rabattre sur nous et notre époque – en les lui conformant idéologiquement – l’entièreté des temps passés enfin confondus en un brouet infâme ; on leur expliquerait en somme que l’homme nouveau, universel mais abstrait, est, au nom de l’altérité sacrée, enfin dégagé de toute géographie et de toute histoire, et partant, de toute altérité réelle.

Bien sûr, on leur cacherait un peu, mais ce serait pour la bonne cause, que tout metteur en scène ne souscrivant pas a priori à de telles vérités incritiquables se voit désormais ôter presque partout la possibilité d’exercer ce qu’il a la faiblesse, par temps de culture, de prétendre être un art.

Après ces explications trop complexes, les lycéens exténués se diviseront en deux catégories : ceux qui n’auront rien compris et auxquels cela aura pris la tête, et ceux qui reviendront de leur plein gré, se destinant plus ou moins aux diverses tâches d’encadrement de ce système global, voire à le diriger ; de sorte que certains de ces élus de la servilité, parvenus un jour à la tâche immensément complexe de diriger des crédits par anticipation déjà fléchés, auront peut-être à suggérer fortement à quelque metteur en scène – que la liberté de faire tout et n’importe quoi empêche de choisir avec certitude –, quel est le n’importe quoi officiel auquel il serait bon que les hommes nouveaux aient désormais accès.

Pardon, je rêve devant vous cet avenir radieux où le génie des metteurs en scène sera enfin objectivement mesuré au trébuchet de leur courage. Ne doutons pas de l’avenir.

À la fin de l’opéra, disais-je, Carmen tue Don José.

Restez chez vous.

Pascal ADAM



 

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