“Les lumières d’Oujda”, de Marc Alexandre Oho Bambe : « Tous les chemins mènent à l’homme. »
Ce roman est une ode lumineuse et profonde aux « poètes sans papiers [qui] dansent dans un lendemain incertain », un chant d’amour et d’humanité.
Dans son deuxième roman, Les lumières d’Oujda, paru chez Calmann-Lévy, Marc Alexandre Oho Bambe s’attache à redéfinir la notion d’humanité, à travers des histoires de départs, volontaires ou subis, au prisme de la migration. Si écrire c’est prendre parti, l’auteur le fait d’une plume admirable et chaleureuse, avec des mots poétiques puisés à la sève de l’émotion, pour nous rappeler que « rien de plus grand que soi ne se fait sans amour ».
L’épigraphe de Mahmoud Darwich – « L’homme libre est celui qui choisit son exil« – illustre à la perfection l’histoire que nous conte Marc Alexandre Oho Bambe. Il nous parle, en effet, de départs, choisis ou contraints, d’exils nécessaires à la survivance de soi, d’occasions et de chances à saisir.
L’espérance, lampe-tempête intérieure
Le fil conducteur de ce roman choral est un Africain dont nous ne savons pas le nom, de retour dans son pays, le Cameroun, après une échappée à Rome où il a connu son premier véritable amour et d’où il a été expulsé après une arrestation assez musclée qui lui a valu trois ans de prison. Il était un « extra-comunitare, étrange étranger, par défi, par dépit, par délit », conscient que la vie est « parfois, une partie d’échecs. Avec soi-même. » Il n’a jamais oublié les mots de son grand-père : « Quand tu ne sais pas où tu vas, arrête-toi et souviens-toi, souviens-toi d’où tu viens« ; des mots qui le ramènent à Douala, sa patrie, mais surtout à lui-même. Il surmonte l’humiliation qu’il ressent grâce à l’amour de celle qui lui a appris à affronter la violence du monde comme à voir ses beautés, sa grand-mère Sita. Il n’a rien fait de mal, il a simplement tenté sa chance.
Cet homme, qui a connu les attentes sans fin, un parcours en forme de chemin de croix, s’engage dans une association qui va à la rencontre des jeunes afin de les sensibiliser aux risques de l’immigration clandestine. Voyager lui a « fait prendre conscience qu’il y a, dans tous les pays et sur tous les continents, des femmes et des hommes qui œuvrent pour l’humanité, au sens le plus noble du mot, pour que celle-ci ne se défasse pas, pas totalement ». La nouvelle voie, qui donne un sens à sa vie, le conduit au Maroc, à Oujda, ville du nord-est, où il entre en contact avec le père Antoine.
Originaire de la vallée d’Aspe en France, le père Antoine n’a pas suivi les traces de son père, décision qui a coupé tout lien entre les deux hommes. Fils de berger, il a préféré devenir berger des âmes et, après nombre de voyages aux quatre coins du monde, il s’est arrêté à Oujda, à l’église Saint-Louis-d’Anjou. Là, rue d’Acila, il accueille les candidats au départ et il a aménagé, dans la maison de Dieu, une salle de culte où les musulmans peuvent prier.
« Mais comment faire face, entendre l’indicible, même quand c’est son métier d’écouter ? […]
Comment soutenir les regards d’enfants, d’adolescents, de femmes et d’hommes, réduits en esclavage, puis à néant, brisés par leurs semblables humains. Humains ?
Comment garder la juste distance, avec ses émotions et les leurs, la terreur dans leurs yeux, la solitude de celles et ceux qui ont tant marché, marché la terre tonnerre au cœur ? Comment, oui, comment ne pas penser qu’il est trop tard, trop tard pour arrêter l’hécatombe, entraver la fin du monde, trop tard pour empêcher l’humanité d’exploser ? Comment ?«
L’enfant de Douala va aider les « fugees » en organisant des ateliers de poésie-thérapie parce que « les mots qui nous saignent sont aussi ceux qui nous signent, nous soignent et nous sauvent », parce que « RAP (Réapprendre à parler), c’était bien de cela qu’il s’agissait, aussi. Réapprendre à parler. Pour se défaire de l’orage. Dire, être. Au monde. Présent à soi et à ses rêves. Déportés. Dire, être. Au monde. Se réunir. Se recentrer. Se renouer. Se retrouver. » La rage d’exister reste vivace, nourrie de courage et d’une farouche espérance, en dépit de la guerre que notre humanité se livre à elle-même.
À Oujda, le narrateur rencontre Imane, jeune femme qui seconde le père Antoine. Il est séduit par l’émeraude de ses yeux et par son énergique engagement contre l’injustice, l’inacceptable. Imane et sa sœur Leila sont les filles d’un homme pieux, politiquement engagé, et d’une femme dévouée, pire sacrifiée, à son époux. Toutes deux se sont rebellées contre les carcans familiaux et sociétaux, soutenues par leur mère. Imane est avocate, Leila journaliste ; chacune bénévole dans des associations qui viennent en aide aux autres, l’une au Maroc, l’autre en France. Avec Imane, le narrateur se découvre une âme sœur, une sœur de combat, d’art et d’amour – « Les exilés se meurent mais survivent aussi, d’amour. » À ses côtés, il fait entendre les voix des réfugiés, cette part d’humanité aux ailes amputées, lors de colloques à Paris, Lesbos, Beyrouth, des « réunions d’intelligence collective et d’ego, de militants sincères et d’opportunistes politiques ».
Son chemin croise celui de Swaeli, un ancien réfugié soudanais qui travaille au Liban pour la Croix-Rouge. S’il ne croit plus en Dieu ni en l’homme en général, Swaeli est convaincu que, par ses actions, il participe à « retarder, un peu, la catastrophe annoncée : la défaite de l’humanité, ou plutôt ce qu’il en reste ». Il a tout perdu mais conservé sa fierté et il agit pour racheter son âme, celle qui n’a pas su protéger Nadia, l’aimée.
« Tu t’es enfui, et c’est ta tragédie personnelle dans la grande tragédie de ta terre en déroute, tu as fui et tu dois vivre avec ça, vivre et mourir, avec ça, et les seuls moments où tu retrouves un brin de paix sont ceux que tu passes sur le terrain, à aider comme Nadia aidait avant de la payer de la peau qui ne lui restait plus sur le visage après le passage des gardiens de la haine… »
Dans le havre du père Antoine, notre narrateur fait aussi la connaissance de Yaguine et Fodé, deux adolescents à l’assurance aussi naïve que lucide. Ils ont fui la Libye, ont connu les exactions des passeurs, l’abomination du crime organisé. Dès qu’ils se sont vus au camp, ils se sont liés d’amitié, ont uni leurs forces et leurs voix. La musique, « signal des ancêtres qui ordonne la vie », les sauve ; ils « rappaient leur traversée, ils rappaient leurs souvenirs, leurs désirs tenus en laisse, leurs révoltes enchaînées. Rappaient leurs vies, comme pour ne pas les perdre. Ne rien perdre. Ne pas se perdre eux-mêmes, en chemin. La route est longue, qui mène à soi, encore plus longue que celle qui mène au rêve porté. Reporté. »
L’église de la rue d’Acila offre à tous chaleur et respect, l’occasion de battre à nouveau des ailes, ensemble, de croire à un avenir, loin de ceux qui se cherchent des raisons de se détester quand ils n’en ont pas.
« Parler, c’est d’abord écouter / Oui, écouter, écouter l’autre / L’autre qui a toujours / Quelque chose de nous / Et quelque chose à nous dire aussi / Nous dire d’elle, de lui / De son île à elle, à lui, de son pays, de sa culture / De ses bonheurs, de ses malheurs / De sa mémoire, de son histoire / Quelque part / Parcelles d’être, parts / D’elle, de lui, donc de nous / Assis comme elle, comme lui / Sur du vent / Nous sommes / Toutes et tous / Du même genre / Humain / Les mêmes gens / Tentant d’escalader les désastres / Et vivre en paix / Dedans / Dehors / D’abord / En accord / Avec nous-mêmes / Il faut déployer ses ailes / Souvent / Aller voir ailleurs / Si on y est / Pour savoir / Qui nous sommes / Vraiment / Qui nous voulons être / Pleinement, être / En somme / Rien de grand / Pardon, je veux dire / Rien de plus grand que soi / Ne se fait sans amour«
Pourquoi part-on ?
« Personne. Ne fuit. Le bonheur. Aussi fragile. Soit-il.«
Une interrogation qui sous-tend le roman du début à la fin. On part pour ne pas se noyer dans une vie triste, pour échapper aux balles, pour fuir l’esclavage et les oraisons funèbres, pour interpeller l’avenir et faire chanter l’espoir, pour la lumière, une part de soleil, pour ne pas être un fantôme et continuer à habiter le monde, pour refaire ce monde à visage humain, pour ne pas s’éteindre à petit feu, pour fuir les barreaux aux fenêtres et les portes verrouillées, pour ne pas s’abandonner au bord du chemin, pour échapper au « présent d’argile » et au rien, pour redonner de la valeur à sa vie, pour savoir s’il y a un bout du tunnel. On quitte un pays qui ne nous quittera jamais parce que « la chance sourit à l’audace », « parce qu’on est prêt à endurer le pire pour trouver le meilleur » au nom de notre droit à rêver, parce que chaque instant compte et que la vie n’attend pas, parce que nous sommes l’horizon…
« On part, un jour, parce que l’on veut croire qu’un regard peut triompher des bornes de la pensée. » (Michel Le Bris)
Le roman de Marc Alexandre Oho Bambe est une ode lumineuse et profonde aux « poètes sans papiers [qui] dansent dans un lendemain incertain », un chant d’amour et d’humanité.
Avec des mots poétiques, en une mélopée écrite comme une incantation, mêlant à la narration des lettres et des chansons, il nous parle de nos vies, entre rêves et révoltes, rêves d’un monde d’alter sans ego, révoltes contre « la géopolitique sans poésie du monde. Les stratégies, les statistiques. Les vies humaines derrière les chiffres. » Il dessine l’amorce d’un monde où il est possible de trouver un pays en l’autre, il réaffirme la nécessité de construire des ponts, le caractère souverain de la compassion qui s’intéresse à cette question : « Comment va ta douleur ? », interrogation qui, placée sous le signe du partage, a la force d’alléger ladite douleur. Un premier pas est de ne pas détourner le regard, un deuxième est la saine indignation, pouvoir autant que devoir.
L’auteur nous offre des mots qui claquent et une émotion à l’état brut, mettant en lumière le pouvoir de l’imagination, la faculté que possèdent les mots de métamorphoser et d’ouvrir aux possibles, à une « rêvistance ». L’espoir, même dans les cœurs en sursis, dure et « survivre est l’œuvre de l’Homme ».
« Écrire, cela peut être prendre parti.
Prendre parti pour la beauté. Pour la dignité. Pour la justice.
La justice, qui écoute aux portes de la beauté [Aimé Césaire]. Toujours.
[…]
Ce texte ne changera pas grand-chose, et même rien, au désordre du monde, mais il prend parti.
Pour la beauté. La dignité. La justice.
Il invite à un autre regard, sans prétention. »
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Marc Alexandre Oho Bambe, Les lumières d’Oujda, Calmann-Lévy, 2020, 327 p., 19,50 €
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