“Les Grands cerfs” de Claudie Hunzinger : élégie à la nature
Claudie Hunzinger, lauréate du prix Décembre 2019 avec Les Grands cerfs (Grasset), nous offre un roman singulier et extraordinaire : l’épopée d’un clan de cerfs traqués, écrite à la première personne, dans une langue fervente et de très belle tenue. Un récit au style sensible et éblouissant.
La désertion poétique
Quittant la ville, Pamina s’est installée avec son mari Nils aux Hautes-Huttes, à la lisière de la forêt, dans la ferme la plus haut perchée de la vallée des Vosges, une métairie datant du XVIIIe siècle. Ils y habitent depuis vingt-cinq ans, une désertion autant poétique que politique, la volonté d’un retour à l’essentiel, une poche de résistance, un manifeste anti-système, anti-argent, anti-chasse. Ils désiraient une vie lovée au cœur de la nature, une respiration au rythme de la terre et des mots de poètes – Lucrèce, Ponge, Novalis, Cendrars.
« Dans mon sac à dos, j’avais emporté des poètes plus qu’il n’en fallait […] l’édition bilingue du De natura rerum de Lucrèce. Ce poème très ancien et toujours devant nous, ce poème vraiment futur, prédisant notre fin, ce poème qui traînait dans le lit avec des brindilles de foin, je me suis tellement roulée dessus avec Nils qu’il est entré dans mes os et que je suis devenue bizarrement sensible aux phénomènes naturels. […] Ce poème, à force, est aussi entré au fond de mes yeux et m’a fait voir une chose toute simple : les lettres de l’alphabet construisent aussi bien le mot ‘bois’ que le mot ‘feu’ ; le mot ‘migrant’ que le mot ‘cerf’ par permutation d’elementaria. Et puis, dans ce texte, pas de Logos au loin, au-dessus de nous, non, les mots et le monde coïncident, tout se trouve dans le même sac, les choses et les vivants. Les humains et les bêtes. Et puis, une poésie scientifique. La science comme méthode, menée par amour. Car la nature à la fois s’exhibe et se cache et c’est Vénus qui ouvre ce texte pour les initiés. »
Pamina est l’alter ego de Claudie Hunzinger qui vit depuis 1964 dans une ferme des Vosges, Bambois, avec son mari Francis, entourés de brebis et d’une ânesse nommée Utopie. Artiste avant tout, elle y a construit un atelier, lieu d’explorations de ce qui constitue la vie – humaine, animale, végétale –, lieu de créations, de réflexions et de déchiffrement des alphabets de la nature.
L’affût
De retour d’une séance de signature de son dernier roman dans une librairie parisienne, à peu de distance de chez elle, la route de Pamina croise pour la première fois celle d’un cerf : « Soudain, dans mes phares, un tonnerre de beauté a traversé le chemin d’un bond, pattes rassemblées, tête et cou rejetés en arrière, ramure touchant le dos, proue du poitrail fendant la nuit. » Stupéfiée par l’inattendu et la superbe de l’animal, elle a l’envie de connaître mieux ces somptueux cerfs, peuple des bois qu’elle côtoie au quotidien.
Son intérêt se transforme vite en obsession, en passion, en addiction. Lorsque l’on ignore tout d’un mystère, nous avons besoin d’être initiés. Le guide de Pamina est Léo, un photographe animalier rencontré lors d’une promenade, un homme énigmatique – « crâne rasé, la trentaine, vêtu sport aventure, jumelles au cou, et comme hanté, un regard clair tapi dans des orbites profondes ». Il l’ouvre aux secrets de la fascinante faune. Dès potron-minet et quel que soit le temps – soleil, pluie drue, grêle, neige –, elle le suit dans ses affûts et apprend à guetter, contempler, aimer les cerfs.
Chacun a un nom : Wow, Apollon, Geronimo, Le Beau, Arador. Nommer, c’est se faire familier, c’est établir un lien et, pourquoi pas, une fraternité. Léo lui enseigne les dix et douze cors, la perte annuelle des bois – trophées de valeur et objets d’un trafic international –, la vie du clan, la saison des amours.
Le brame et le drame
Pamina apprend à connaître le terrain, les heures, les animaux, à être discrète et à faire de la forêt un second chez-elle. Son désir est intense et comme nostalgique de contempler un cerf, d’assister au brame. Elle est curieuse du moindre détail de ce monde naturel bruissant d’intelligence, de ces vies si confidentielles.
Elle déchante par ailleurs de Léo. Elle ne s’est pas méfiée d’un homme qui partage sa « façon de relativiser notre place dans un monde de plus en plus humain, c’est-à-dire inhumain, brut, une masse de plus en plus brute ». Elle découvre qu’il joue un double jeu, vendant ses photos aux chasseurs et au boucher du coin pour illustrer son site internet, aidant l’adjudicateur responsable pour l’Office national des forêts de la régulation du nombre de cerfs dans la région. Elle n’accorde aucun pardon pour ce qu’elle considère être des assassinats programmés, un massacre qui se fait en silence, parce que partout règne la loi du plus fort. Jour après jour, en prise directe avec la nature, elle a par ailleurs pu constater la disparition de nombre d’espèces d’oiseaux.
« En dix ans. Ça s’est passé en dix ans. Sous nos yeux. Et j’en ai pris conscience seulement cet été-là. En dix ans, quelque chose autour de nous, une invention, une variété des formes, une extravagance, une jubilation d’être qui accompagnait d’infinis coloris, de moirures, d’étincelles, de brumes, tout ça avait disparu pour laisser place à un monde simplifié, appauvri, uniformisé, accessible aux foules et aux masses où les goûts se répandaient comme des virus. »
L’urgence est là, la cause est essentielle, évidente. Si l’Humanité a une fâcheuse propension au saccage, au ravage, une résistance existe qui pousse à réagir, à se battre pour conserver la nature et sa magie, l’animal et sa présence inspirante, les diverses écritures de cette nature. Pamina ne veut pas simplement observer les cerfs mais se fondre en eux, dissoudre les limites des espèces, passer du côté brut, sauvage, en une parfaite osmose. L’expérience est physique et spirituelle à la fois pour une femme qui s’imagine cerf.
Claudie Hunzinger est venue tard à l’écriture, à soixante-dix ans, avec le touchant Elles vivaient d’espoir – je remercie ici Martine Boutang, éditrice chez Grasset, pour cette heureuse découverte. Son style est de dentelle, sensible et éblouissant, recherché sans être affecté. Elle use de mots exquis et sensuels, aussi enragés et ensauvagés.
Avec cette langue taillée dans la pierre précieuse, elle fait l’éloge de la liberté, de la nature, de la montagne, de la littérature. Sa ferveur pulse dans ce roman-fable, parabole de ce qui se passe sur notre planète. Selon elle, dans une époque faite d’angoisses et de questionnements, il est salvateur de se nourrir de poésie, de la magie des instants, d’un présent émerveillé et de se gaver de la contemplation des splendeurs autour de nous – celles d’une forêt, par exemple –, comme d’un crépuscule avant la nuit.
« Aujourd’hui, en plein désastre, en plein deuil, il n’y a que la joie de possible. Laissons de côté le bonheur. Préparons-nous à la joie d’être encore en vie. Et je repensais à la joie qu’a éprouvée soudain Claude Simon, dans la boue des batailles, sous les obus, à se sentir encore en vie. Dans la boue, nous y étions déjà ; en guerre aussi. Et personne ne le savait. Ne voulait le savoir. »
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Claudie Hunzinger, Les grands cerfs, Grasset, 2019, 191 p., 17 €
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Cerf
Dessin d’Anouk Dubois
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