Les gestes barrière
Chronique des confins (37)
Clémentine Saintoul Colombres
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Un jour, une écriture – Le confinement porte en lui-même une intimité, une profondeur dont peuvent se saisir les écrivains et les écrivaines, notamment de théâtre et de poésie. Nous les avons sollicités, afin qu’ils offrent généreusement leurs mots, leur écriture des confins… Derrière l’humour qui inonde les réseaux sociaux, il y aura toujours besoin d’une parole qui porte un désir, une attente, un espoir, du sens.
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J’ai fait du théâtre pour ouvrir les portes, dépasser les frontières et sauter les murs.
Née pendant une dictature qui a su se distinguer par sa performance, j’ai appris à me méfier de l’ignorance et des discours sucrés qui peu à peu – toujours, pour notre sécurité – nous encouragent à fermer nos portes, à glisser imperceptiblement de la prudence à la paranoïa, à éviter le contact direct avec l’autre, porteur potentiel d’une autre réalité venue d’ailleurs ou pire, d’une pensée critique.
Cet inconnu qui par essence nous pose souvent problème, avait déjà bien pris ses distances ces derniers temps, avant qu’il ne se transforme définitivement en danger sanitaire.
La peur, inquiétant nuage d’une conscience endormie, obscurcit depuis des années nos horizons. La violence est pourtant majoritairement le fait de notre entourage proche, et donc connu. Les problèmes sont souvent les conséquences de problématiques connues et non traitées.
La négation du problème écologique et social génère forcément des crises sanitaires.
Le problème n’est pas tant l’inconnu que notre incapacité à y faire face, incapacité découlant d’un manque de moyens connu, découlant lui-même d’une stratégie politique consciente, établie et connue depuis de longues années.
Mais on évite le sujet.
C’est encore « l’autre » qui prend.
On n’aborde pas les solutions et on crée un étalage de nouveaux problèmes.
Théories du grand remplacement, replis en tous genres et xénophobies vont bon train.
Des décrets autorisent les populations à sortir si elles justifient qu’elles sont « de là ».
Le virus, comme le nuage de Tchernobyl à l’époque, doit sûrement être en capacité de s’arrêter à la frontière de nos identités.
Nous et nos voisins sommes inconsciemment plus « propres » que l’autre, celui qui n’est pas du village, du milieu, du quartier, du métier, du pays, l’autre, l’inconscient semeur de troubles.
Les voyages ont toujours existé.
Ce qui est nouveau, c’est notre refus d’intégrer les flux et reflux du monde et de son Histoire.
Nous nous sommes rendus imperméables à l’influence des inconnus qui nous côtoient, ces autres à qui nous ne voulons plus être mêlés et qui, jamais, ne seront des nôtres.
Nous évitions soigneusement sentiments et épisodes imprévus, communiquant avec toujours plus d’aisance dans la distance, sans voix sans souffle, sans humanité capable de nous faire changer de trajectoire, douter ou pire, de nous émouvoir.
La cellule qui refuse d’évoluer se condamne elle-même pourtant.
« Migrant ».
Trouvaille sémantique au reflet de notre triste non-choix.
« Émigrés » et « immigrés » eux, pouvaient à l’époque se targuer d’avoir au moins qui, une origine, qui, une Terre Promise.
Notre dictionnaire légitimait encore leur droit à un berceau et à une quête.
Aujourd’hui rebaptisés « migrants », les êtres sont condamnés par essence à errer sur notre immense Terre de non-accueil.
Des milliards de réfugiés parqués dans des camps à travers le monde et en France aussi, le plus systématiquement bannis ou au mieux, exploités, bloqués à des zones-frontières, comme autant de purgatoires absurdes sans fautes à racheter.
Ils meurent par centaines de milliers aujourd’hui.
Les Hommes sont tombés en panne.
Ils ne savent plus assimiler, ils veulent que plus rien ne change, ils ont oublié les lois du monde.
Intolérances humaines et alimentaires, allergies sanitaires et sociales, désertification des cœurs de villes et des cœurs tout court.
Fake news et passions pour les zombies emplissent l’espace public, comme autant de ronces en tranquille prolifération.
En face, silence et volets clos.
Assimiler, c’est pourtant assurer un mouvement sain du corps individuel et social, un renouveau toujours nécessaire aux structures moribondes.
Pas de vaccin contre la vie, ses besoins et ses cycles.
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Les liens sociaux, déjà bien dégradés, aujourd’hui totalement interdits, me rappellent à quel point je les aime.
Le théâtre, c’est les autres.
Échauffements, réflexions, embrassades et tragédies.
Des heures à répéter les mêmes scènes en espérant trouver le bon geste.
Des jours pour se connecter à l’intuition du juste, à la perception du beau.
Une vie entière consacrée à ces autres assis dans le noir, que pourtant, je n’aurai jamais vu.
L’artiste de théâtre apprend à devenir un concentré d’artiste, une huile essentielle de vie, un miroir sans protection, attestant chaque jour de la puissante résilience d’une réalité incarnée.
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Hier j’ai reçu une notification professionnelle qui m’a saisie :
« Il va falloir que tu trouves la manière d’aller au bout de ton contrat, de faire une présentation finale. Mais en respectant les gestes barrière. Un minimum de comédiens, pas d’entraînement de groupe, vous jouez sans vous approcher, pas de contact, pas de gouttelettes, pas de larmes, pas de sueur. Et puis faudra qu’il n’y ait pas de spectateurs. Enfin pas trop. Pas plus de 10, grand maximum, bien espacés. S’il n’y en a pas du tout, tu n’auras qu’à filmer. Il va falloir que tu te prépares. Les choses ont changé. Vous ne pourrez plus travailler comme avant, il faut être raisonnable et l’accepter. Tu comprends, maintenant, il va falloir rassurer les gens. »
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Les gens n’ont pas l’air angoissés pourtant, lorsqu’ils se regroupent au restaurant ?
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Je rends hommage aux artistes de scène vivante qui ont choisi leur métier car ils savent à quel point leur place est essentielle, à quel point ils réparent les vivants et souvent, bien malgré eux. Une fois de plus, faudra-t-il se justifier pour ne pas se faire écraser ?
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Quant aux « gens », que pourrai-je donc faire s’ils ne voient plus en moi qu’un virus ?
La nourriture invisible est-elle devenue si menaçante ?
L’être éveillé n’est-il pas censé voir à travers les masques ?
N’est-ce pas le moment de revoir le jour et de construire l’espoir ?
Quand parlerons-nous sérieusement d’écologie, d’immunité, de politiques de partages ?
Quand regarderons-nous nos vies, avant d’inventer toujours de nouveaux gestes barrière, si impuissants à masquer l’étendue des problèmes accumulés ?
On n’arrête pas le cours des choses.
Mais nous pouvons évoluer vers la réalisation de nos meilleurs possibles.
Nous sommes nombreux à pouvoir dès aujourd’hui les mettre en place.
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J’ai appris récemment que les ronces étaient des forces protectrices : elles poussent à l’endroit où tente de naître une jeune pousse, lui évitant d’être dévorée trop tôt.
Serions-nous disposés à la laisser s’élever enfin ?
Comédienne, metteure en scène, autrice et directrice artistique de la compagnie La Mezcla
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Crédits photographiques : Carlotta Forsberg
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