“Les Fugitifs égarés” de Neda Nejdana : l’Ukraine pulvérisée
Les Fugitifs égarés nous content l’histoire d’une petite communauté à la destinée brisée, aux vies pulvérisées. Plongée dans l’antichambre de la mort, aux confins d’une humanité en quête de survie.
Les Fugitifs égarés… Ou la fuite en avant. Sans fin. Vers la fin. Un avenir qui n’est qu’une accumulation de jours qui mènent vers la mort. L’ultime oubli de soi. Et de ce qu’on a fait de sa vie.
La fuite en arrière. Vers un passé sans couleur. Aux mille douleurs. Un passé qui dévore le présent et ne laisse aucune chance à l’avenir.
La fuite au jour le jour. Du matin au soir. Tous les jours. Un vivant qui a oublié de vivre.
Et puis quand on fuit, on peut se perdre… Dans les rues d’une grande ville, dans les bois, sur une aire d’autoroute, dans un champ de blé. On finit par se perdre soi-même. Ne plus se reconnaître. Ne plus savoir qui on est.
Devenir un fugitif égaré dans sa propre vie.
Les Fugitifs égarés nous content l’histoire d’une petite communauté composée d’hommes et de femmes aux destins brisés. Des vies pulvérisées. Des hommes et des femmes qui vivent dans la zone interdite de Tchernobyl. J’emploie le verbe « conter » car Les Fugitifs égarés, de Neda Nejdana, est une pièce de théâtre aux allures de conte. Un conte lucide, sans concession. Avec des échappées fantastiques. Entre le rêve et le cauchemar. Entre la légèreté de l’éveil et la profondeur du sommeil.
La zone interdite de Tchernobyl pourrait s’apparenter à un no man’s land existentiel pour des personnages en quête de rédemption. Ou tout simplement d’une seconde chance. L’arrivée d’un jeune homme d’une vingtaine d’années va faire office de détonateur. Sans le vouloir réellement, par le simple fait de sa présence, il perturbe la routine mortifère de cette communauté qui n’attend plus rien de la vie. Ou plutôt que la vie n’attend plus.
Faisons connaissance avec les personnages qui peuplent Les Fugitifs égarés… Voici venir vers nous Loukach, déserteur. Il apparaît fusil à la main mais nous comprenons rapidement que ce jeune homme est désarmé face à la vie qui s’ouvre devant lui. Zoriana est une biologiste canadienne d’origine ukrainienne d’environ trente ans. Que vient-elle faire, apparemment de son plein gré, dans cet endroit aux portes de l’enfer sur terre ? Et que penser de la présence de Pavlo, artiste-peintre d’une cinquantaine d’années qui continue de peindre des tableaux que personne ne verra. Vasyl, homme de quarante ans, est le bricoleur de la communauté. Il répare tout, il sait tout réparer. Sauf sa vie qui pourtant en a bien besoin. Karina, la quarantaine, s’est sauvée avec son fils de son pays en guerre, le Tadjikistan. Elle a tout perdu. Peut-elle espérer trouver quelque chose en ce lieu où les boussoles ne servent à rien ? Enfin, nous apercevons Baba Fedia, vieille femme que la Faucheuse semble avoir oubliée dans cet espace maudit, antichambre de la mort.
Et puis, il y a Maria…
Les personnages, décrits, écrits par Neda Nejdana disposent d’une réelle épaisseur psychologique qui permet à l’autrice de les accompagner très loin sur les chemins de la souffrance et de la solitude. Les interactions entre les membres de la communauté sont particulièrement bien structurées sans être annoncées, prévisibles. Neda Nejdana sait créer, dans un rythme soutenu, une réelle empathie pour tous les personnages. Qui sont vraiment attachants et dont on a envie de suivre le cheminement aussi bien intérieur qu’extérieur.
Car la question qui se pose très vite à la lecture du texte c’est : mais pourquoi restent-ils dans la zone interdite ? Et la deuxième question, au fil des mots qui défilent, c’est : qui va rester et qui va partir ?
Neda Nejdana maîtrise, avec subtilité et rigueur, le récit de cette histoire qui se situe aux confins de l’humanité. La pièce Les Fugitifs égarés est une étude minutieuse, détaillée et réussie de la vie en communauté. Un groupe sous tension. À la limite de l’effondrement. Il suffit qu’une poutre se fissure pour que l’édifice s’écroule. Son écriture, fluide, toujours au service de l’histoire, est d’une grande bienveillance vis-à-vis des personnages.
Bien sûr, l’action se déroule en Ukraine, dans la zone interdite de Tchernobyl. Dans l’histoire, tout nous ramène à cette tragédie. Un peu comme un ballon en plastique que la mer dépose sur la plage, que la mer ramène vers le large. Et ainsi de suite. Sans fin. Mais la grande qualité de ce très beau texte est qu’il a en lui des résonances universelles qui contournent, dépassent et, finalement, s’éloignent quelque peu de ce lieu effroyable.
Dans notre vie, nous traversons tous des zones interdites… Et souvent, à force de volonté, grâce à des rencontres déterminantes, nous pouvons en sortir. Et parfois, malheureusement, non.
Les Fugitifs égarés, de Neda Nejdana est un magnifique texte sur la vie. Sur l’amour. Plus fort que tout. Sur la volonté farouche de vivre. Malgré les déceptions, les chagrins, les deuils. Malgré tout. De vivre. Debout.
Neda Nejdana est une autrice, critique et dramaturge ukrainienne née en 1971. Elle est également professeure à l’Université nationale Taras-Chevtchenko et directrice du théâtre Mist à Kiev. Elle a écrit seize pièces de théâtre, dont la plupart ont été mises en scène en Ukraine, Russie, Pologne, Biélorussie… Elle a également traduit une dizaine de pièces de théâtre françaises, russes, biélorusses, qu’elle a elle-même mises en scène dans toute l’Ukraine. Les Fugitifs égarés a paru en français, traduit par Estelle Delavennat, dans l’ouvrage collectif : De Tchernobyl à la Crimée : Panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine (Éditions L’Espace d’un instant, 2019).
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Auteur de théâtre, scénariste de fictions radio, président des Écrivains associés du théâtre (E.A.T) de 2014 à 2019, Philippe Touzet tient une chronique bimensuelle dans Profession Spectacle depuis janvier 2021, intitulée : « Arrêt Buffet ».