Les belles âmes et les autres, le monde
La Société des Belles Personnes de Tobie Nathan, paru aux éditions Stock, nous plonge dans l’histoire tumultueuse de l’Égypte au milieu du XXe siècle et dans celle d’une vengeance gravée dans le cœur. La verve poétique de l’auteur nous fait revivre l’Histoire d’une façon palpitante, nous enchante du monde des esprits et des talismans. Un roman au pouvoir ravageur. Un joyau baigné de nostalgie, irradiant d’humanité, ensorcelant comme un conte.
Un matin de pluie au cimetière de Pantin, un 17 avril. Une musique envoûtante sort de la brume, un cortège chamarré virevolte sur les notes. Des Égyptiens, les compagnons du défunt, chantent le dernier voyage ; des religieux juifs, la société sacrée des morts, élèvent leurs voix en hébreu ; des femmes de toutes origines pleurent en silence ; François, le fils endeuillé, observe l’étonnante cérémonie. Ils enterrent Zohar, cet homme si secret qu’il semble « échapper au récit de sa vie ». Qui est cet homme dont « on ne peut dire qu’il est mort – non ! Rien ni personne ne l’a tué. Il est parti de son propre gré, ni blessé ni accidenté, ni malade ni désespéré, la tête entière et le corps encore vaillant, inentamé. Il est parti comme on dit de nos anciens, de nos patriarches : “rassasié de jours”. »
Le berceau
Zohar, l’un des personnages phare d’un précédent roman de l’auteur, Ce pays qui te ressemble – paru chez le même éditeur en 2015 – est né en 1925 dans l’Égypte de Fouad, fils d’Esther et de Motty l’aveugle. Il a grandi dans la rue dont il connaît tous les dangers. Il a la résistance de la gazelle. Enfant, il s’amusait à échapper à qui voulait le rattraper ; adolescent, il a changé de tactique, appris qu’il pouvait user de son sourire et de sa gentillesse innée, séduire plutôt que fuir.
Ces moyens pacifiques n’auront que peu de poids quand s’installent le marasme économique et la crise politique, suivis de la révolution contre la monarchie en 1952. Un groupe d’officiers libres avec à sa tête Nasser, héros de la guerre israélo-arabe de 1948, programme un putsch pour renverser Farouk, roi jadis adulé de son peuple, aujourd’hui détesté, un roi amolli de luxe et de luxure, ventripotent alors que ses sujets crient famine, incarnation de la loi du maktoub, du « c’était écrit » – « C’était un roi agi. On l’avait placé sur le trône sans qu’il s’y attendit, on le chassait sans qu’il réagit. »
Les Frères musulmans s’opposent à ce nouveau régime qui n’est pas conforme à leur doctrine et sanctionnent les lieux de débauche dont le club tenu par Zohar. Tardant à prendre la décision de partir, il se fait molester dans son bureau. L’un des bourreaux, Dieter Boehm, est blond comme un ange et a des yeux vairons ; c’est un Allemand pervers, toxique et fou, « un idéologue nazi flamboyant et criminel de guerre », des griffes duquel Zohar s’extrait grâce à la kudiya, la chamane maîtresse des esprits qui rameute ses troupes. Pour retrouver le fils, Boehm s’attaque à la mère. Elle sera sauvée de justesse et, avant de quitter l’Égypte, Zohar se promet la vengeance.
« Mais les Allemands, que faisaient-ils en Égypte, ces Allemands ? Qu’avaient-ils, ces sauvages aux yeux fous, contre les Juifs de la ruelle ? Ils n’étaient donc venus de si loin, de Bavière, de Prusse, de Westphalie que pour enseigner aux Égyptiens l’art de poursuivre le Juif, de le spolier, de l’exclure d’abord de la vie sociale, de le réduire dans des ghettos, avant de l’anéantir par le fer et par le feu. Et ils mettaient du cœur à l’ouvrage, comme ce Dieter Boehm. Et l’âme de Zohar s’emplissait d’amertume et d’images de vengeance. Si les dieux n’accomplissaient pas leur besogne, alors lui, l’eau dormante, se transformerait en diable tournoyant. Et il fit le vœu, Zohar, à genoux au chevet de sa mère, d’anéantir Dieter Boehm, le méphitique. Il se donnerait les moyens, il prendrait le temps nécessaire, il deviendrait le serpent de la synagogue Ben-Ezra, il apprendrait à diluer la substance du malfaisant jusqu’à la transformer en liquide jaune et gluant. Pas de cadavre, pas d’ossements, pas même de cendres… Il n’en resterait plus trace sur terre, plus un souvenir, pas même les quelques instants de vide que produit la disparition des ordures. »
L’exil
Alors, Zohar fuit en septembre 1952 et débarque à Naples où il rencontre Livia, celle qui transmet toute l’histoire à François, une femme des rues, expérimentée, « au corps généreux et au cœur bienheureux ». Elle lui ouvre les bras, prend soin de lui, l’aime. « Une femme vous met au monde, une autre doit vous accueillir si vous changez de terre. Car l’exil est une nouvelle naissance. »
Zohar a quitté un pays de rage et de sang, sans un sou, laissant sa famille et ses amis – des amis auxquels il reste fidèle, à qui tous les mois il envoie de l’argent, sa garantie sur la vie, ses amis qui se font appeler « la Société des Belles Personnes », la troupe hétéroclite qui gravite autour de la kudiya et qui danse la danse des Esprits, « les gardiens de la terre […] c’est-à-dire qu’ils prennent soin des forces qui permettent la vie ». Livia transmet le flambeau à François et lui fournit la pièce qui manque à son histoire.
Zohar retrouve Farouk dont il devient le chauffeur jusqu’à ce que la mauvaise réputation du nabab pervers et corrompu, ainsi que son amitié avec Lucky Luciano, le poussent à reprendre la route. Direction Paris et la rencontre providentielle d’Aaron Weisz, Lucien Henriot et Paulette Schachter, avec lesquels il fonde une entreprise de pelleterie (commerce de fourrures), avec lesquels il possède la vengeance en commun. Aaron et Lucien font partie d’un groupe de vengeurs qui œuvre depuis 1947 et traque les forces démoniaques.
Zohar rencontre Marie Desnoyel. Ils s’aiment avant de se le dire, laissant la fougue de leur corps s’exprimer. Elle est riche, elle est veuve, elle veut un enfant et que Zohar le lui fasse, peu importe s’il reste. Zohar ne se sent pas l’âme d’un père mais reconnaîtra son fils. Et puis, l’aiguillon de la vengeance se rappelle à lui.
François ne reverra son père que quarante-sept ans plus tard, « un petit bonhomme très mince, des cheveux de neige et de petits yeux noirs en amande […] une élégance d’un autre temps, d’un autre lieu ». Il n’éprouve ni joie, ni colère, ne profère aucune récrimination mais regrettera, à sa mort, qu’ils ne se soient pas expliqués. Son père n’a rien voulu savoir de sa vie et n’a eu qu’une unique requête : que son fils apprenne le kaddish, la prière aux morts nécessaire au salut de l’âme. Livia vient mettre des mots sur les silences et ouvre la porte au pardon. Zohar était un homme hanté par une profonde blessure, un homme bon qui a survécu à tout, « à la rue qui salit les pieds, à l’argent qui salit les mains, au pouvoir qui salit les âmes ».
Une fresque de magie et de sagesse
Tobie Nathan nous emmène dans une histoire foisonnante aux multiples portes, une fresque aux séduisants accents de conte oriental peuplé de magie et de sagesse, sagesse qui nous est joliment transmise par le biais de dictons populaires égyptiens chapeautant les chapitres, tels « Si vous voulez que vos rêves se réalisent, ne dormez pas », « Le bien qu’on accomplit est un trésor caché pour l’avenir », « La vie, ça c’est une bonne affaire. La preuve, on nous la donne pour rien ! », « Qu’importe au ciel l’aboiement des chiens »…
La plume de l’auteur, qui épouse parfois un rythme incantatoire, se nourrit d’odeurs et de couleurs pour nous donner à voir, véritablement nous plonger au cœur d’éblouissantes atmosphères, notamment celle du Caire, ville-labyrinthe, ville d’inépuisables folies, joyeux maelstrom.
Il nous parle de fidélité à soi et à l’autre, d’exil – à la fois malheur et chance –, de l’horreur déshumanisante de la guerre et de ces nuits, peuplées de cauchemars et de boue qui empêchent de dormir, de ce qu’est être survivant, de rencontres salvatrices, d’amour et de pardon, de notre terre plurielle et de la beauté de la conserver telle. La Société des Belles Personnes est un joyau baigné de nostalgie, irradiant d’humanité, ensorcelant comme un conte.
« Écoute ! Je vais te raconter l’histoire extraordinaire d’un père et d’un fils nés le même jour. Il est vrai que tous les pères naissent de leur enfant. Mais celui dont je parlerai ici est venu dans le même temps que son fils. Oui, dans le même temps ! C’est pourquoi ils n’ont pu partager le même monde. »
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Tobie Nathan, La Société des Belles Personnes, Stock, 2020, 432 p., 22 €
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