« Léonie et Noélie » par Karelle Prugnaud : quête identitaire en noir et blanc
Acrobate de formation, Karelle Prugnaud propose un spectacle-performance à partir d’un texte de Nathalie Papin destiné au jeune public (à partir de huit ans), Léonie et Noélie : l’histoire de jumelles monozygotes qui contemplent des toits de la ville l’incendie qu’elles ont provoqué, alors que la séparation les menace.
Tandis que nous entrons en scène, deux hommes aux bandanas et aux pantalons noirs lancent, le torse nu, de grands coups de pelles et éparpillent les nombreuses plumes blanches qui jonchent le sol. L’univers est volontairement noir et blanc, à l’image de ces trois grands écrans qui encadrent les premiers rangs de spectateurs, seuls bénéficiaires – malheureusement pour ceux qui sont plus loin – de l’immersion proposée par Karelle Prugnaud.
Un spectacle-performance
Les images défilent, toujours les mêmes, en attendant que la grande toile au-devant de la scène ne se relève : nous voyons une cellule qui se sépare en deux, avant que le cosmos ne surgisse. Ce parallèle entre le mystère de la vie naissante et l’organisation du gigantesque cosmos, entre l’enfantement et l’alignement des planètes, n’est pas sans faire penser à Tree of Life, de Terrence Malick, qui lui-même faisait écho au Livre de Job.
Les deux bêcheurs du début se transforment, sitôt l’écran du fond tombé, en de formidables freerunners qui grimpent et sautent allègrement sur la structure métallique, haute de six mètres, conçue par Thierry Grand : Simon Nogueira, dernier champion de France de freerunning en freestyle, et Yoann Leroux, double champion du monde de la discipline en 2011 et 2013, insufflent un mouvement d’emblée puissant par leurs impressionnantes acrobaties, que rien ne viendra altérer, ni même adoucir, tout au long de la pièce.
Ils se font tour à tour âmes, chats, jeunesse, souvenirs, anges des deux comédiennes qui arrivent à leur tour sur les toits, pour regarder d’en haut l’incendie qu’elles ont allumé dans leur foyer d’accueil, après qu’elles ont été menacées de séparation.
« On était double, ou des moitiés ? » La formule au passé creuse la voie du souvenir, qui intervient par les longs écrans verticaux placés perpendiculairement à la scène (une légère diagonale aurait été le bienvenu pour les spectateurs plus reculés). Nous voyons Noélie et Léonie jeunes – Aliénor et Apolline Touzet, filles de Philippe Touzet, président des EAT –, confrontées à un monde d’adultes impitoyables, qu’ils le soient réellement ou à travers le prisme de la mémoire nécessairement revisitée à mesure que les enfants croissent : il y a la mère, interprétée par Claire Nebout, qui pouvait encore gérer cinq enfants, mais certainement pas sept ; il y a encore Bernard Menez en professeur désarçonné, Yann Collette en juge sadique et Denis Lavant en agent de sécurité décalé.
Un texte parfois trop écrasé
De la scène, Justine Martini (Noélie) et Daphné Millefoa (Léonie), en habit de collégiennes japonaises, contemplent ces écrans, ces souvenirs qui dessinent leur parcours : le fardeau insupportable qu’elles ont représenté pour leur mère, un vol de dictionnaire à dix ans après la mort de cette dernière… Cette mort même sera le déclencheur d’une première diffraction entre les deux enfants.
« Plus je pense à elle, et plus j’ai envie d’aller haut.
– Et moi, plus je pense à elle, plus j’ai envie de savoir de mots. »*
Et plus loin :
« Je ne veux pas qu’on se sépare.
– Mais nos rêves nous séparent déjà. »*
Léonie se réfugie dans les mots, la langue, le savoir, tout ce monde intérieur de signifiants et de signifiés, tandis que Noélie envahit l’espace, guette les hauteurs, l’immensité d’un ciel où se perdre. Qui sont-elles ? Qu’est-ce qui les unit ? Qu’est-ce qui rend chacune d’elle unique ? Ces enjeux, inhérents au texte, sont parfois noyés – voire écrasés – par une mise en scène imposante, qui envahit de son rythme et de sons tout l’espace, au point que la voix de Daphné Millefoa ne perce pas toujours suffisamment.
Enfance en lambeaux
La très belle création lumières d’Emmanuel Pestre et l’important travail sur le son – amplifié, diminué, construit en écho, etc. – de Rémy Lesperon provoquent un manque, celui de la fébrilité de la quête, l’incertitude de savoir jamais qui on est… À mesure que les mots défilent, qu’ils sont ingurgités – jusqu’à manger le livre, comme le demande l’Apocalypse –, la fin approche : le foyer est consumé, la séparation inéluctable.
« Pour moi, mourir, c’est être séparé de toi.
– Alors cette nuit, nous allons mourir. »*
Les anges surgissent (dans une chapelle, celle des Pénitents blancs d’Avignon), le premier avec une seule aile blanche, le second avec une seule aile noire. Ils trônent tout en haut de la structure, où s’en va les rejoindre Noélie, image de la séparation, de la mort, du suicide – de soi, d’une part de soi, d’une identité acquise pour une identité enfin conquise – tandis qu’une pluie de plumes blanches, ces lambeaux de l’enfance, s’abat sur la scène en un joli tableau.
Du beau travail, auquel il ne manque paradoxalement qu’une faille, une brisure, aussi infime soit-elle.
*Tous les citations sont livrées de mémoire.
Spectacle : Léonie et Noélie
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Création : 16 juillet 2018 à la Chapelle des Pénitents blancs d’Avignon
- Durée : 1h
- Public : à partir de 8 ans
- Texte : Nathalie Papin
- Mise en scène : Karelle Prugnaud
- Avec Justine Martini, Daphné Millefoa, Yoann Leroux, Simon Nogueira
- Dramaturgie : Nathalie Papin et Karelle Prugnaud
- Scénographie : Thierry Grand
- Lumière : Emmanuel Pestre
- Musique et son : Rémy Lesperon
- Vidéo : Tito Gonzalez-Garcia, Karelle Prugnaud
- Costumes et assistanat à la mise en scène : Antonin Boyot-Gellibert
Crédits de toutes les photographies : Christophe Raynaud de Lage
En téléchargement
- Programme de salle
- Pièce (dé)montée, dossier pédagogique réalisé par Canopé
- Bibliographie de Nathalie Papin réalisée par la BnF Maison Jean Vilar
Tournée
– 16 au 23 juillet 2018 : Chapelle des Pénitents blancs, festival d’Avignon (France)
– 18 octobre : scène nationale d’Aubusson
– 8 et 9 novembre : scène nationale d’Albi
– 9 et 10 décembre : théâtre des Quatre-Saisons à Gradignan
– 13-15 novembre : CDN de Normandie-Rouen
– 18 décembre : Le Rayon Vert, Saint-Valéry-en-Caux
– 10 et 11 janvier 2019 : Gallia théâtre, Saintes
– 14-15 et 17-18 janvier : scène nationale Tulle/Brive, Brive
– 12-14 février : La Coursive, La Rochelle
– 26 février : Dieppe, scène nationale
– 7-8 mars : Le Grand Bleu, Lille
– 10-11 mars : La Rose des Vents, Villeneuve-d’Ascq
– 30 mars au 1er avril : festival Petits et Grands, Le Grand T, Nantes
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