L’énorme enjeu de la diplomatie culturelle en Espagne : l’Institut français en première ligne
La France et l’Espagne partagent plus qu’une frontière : les passerelles culturelles sont nombreuses, diverses, dynamiques. L’Institut français, appareil de l’État au service la diplomatie culturelle à l’étranger, joue un rôle évidemment primordial. De l’avis même d’Anne Louyot, responsable depuis mars 2018 de l’Institut français outre-Pyrénées, « l’enjeu de la relation entre la France et l’Espagne est énorme ». C’est pourquoi le pays ne compte pas moins de six antennes, sans parler des lycées français et des liens avec la vingtaine d’Alliances françaises sur place.
Née le 5 septembre 1963 à Metz, Anne Louyot a assumé de nombreuses responsabilités diplomatiques, notamment au sein de la diplomatie culturelle en Europe et en lien avec des pays d’Amérique du Sud. Dans le cadre du dernier festival OUI ! à Barcelone, elle a confié à Profession Spectacle sa vision culturelle, sa mission propre ainsi que les différentes actions menées outre-Pyrénées.
Rencontre.
Quel a été votre parcours, avant d’être nommée à la direction de l’Institut français de Madrid ?
Il se trouve que j’ai une grande prédilection pour la diplomatie culturelle. Avant ce poste en Espagne, j’étais commissaire général de l’année France-Colombie et travaillais ainsi avec l’Institut français. Je me suis occupée, au ministère des affaires étrangères, des questions relatives à la diversité culturelle après l’adoption de la convention de l’UNESCO ; j’ai été commissaire générale de l’année de la France au Brésil, ainsi qu’à la cellule de coordination au ministère des affaires étrangères de la coopération entre pays d’Europe centrale. J’ai ainsi un tropisme pour les affaires culturelles. En tant que diplomate, j’avais vocation à être nommée à un poste diplomatique, même s’il est vrai que les postes culturels ne vont pas systématiquement à des diplomates de carrière. C’est que Madrid est un poste assez important : mon prédécesseur était également diplomate de carrière.
Quelle est la spécificité de la culture au sein de la diplomatie ?
Je considère que la culture est le meilleur vecteur pour la diplomatie, parce qu’elle va au-delà des gouvernants : elle touche les sociétés. C’est une action plus profonde, qui complète le travail diplomatique.
Que recouvre la diplomatie culturelle ?
Quand j’évoque la diplomatie culturelle, je parle de la culture au sens large du terme, c’est-à-dire les échanges artistiques, mais aussi l’éducation, la coopération universitaire, la recherche… On œuvre aussi à rapprocher les universités, à faire travailler ensemble les chercheurs.
Vous avez l’Espagne entière sous votre responsabilité : six Instituts, sans parler des nombreuses Alliances françaises avec lesquelles vous collaborez. Le fait que le pays soit frontalier de la France induit-il une mission spécifique ? Comment vous organisez-vous concrètement ? Et comment menez-vous vos actions, conjointes et séparées ?
Effectivement, c’est beaucoup de travail… et c’est passionnant. L’enjeu de la relation entre la France et l’Espagne est énorme. On pourrait croire qu’il n’y a pas besoin d’Instituts français ou d’ambassade pour porter la relation entre ces deux pays. Or je le dis avec humilité : nous sommes utiles ! On me disait récemment que les diplomates étaient un peu comme les électriciens : il faut mettre le courant, créer des connexions, une petite décharge. On est là pour créer des déflagrations positives, mettre en place des mécanismes pour que des choses arrivent. Il ne s’agit pas de prendre la place de la société civile, mais d’aider, de créer les conditions pour que cela advienne.
Comment faites-vous concrètement ?
En Espagne, j’ai de la chance parce que nous disposons d’un certain nombre de dispositifs et d’institutions. Le premier cercle, c’est l’Institut français d’Espagne, qui a six antennes : Madrid, Valence, Bilbao, Saragosse, Barcelone et Séville. Nous avons par ailleurs un réseau de vingt-deux lycées français, qui sont un instrument formidable de coopération parce que la majorité des élèves sont des Espagnols. Un troisième dispositif important est celui constitué par les vingt-et-une Alliances françaises : elles ne sont pas des organisations d’État mais des associations de droit local, complémentaires de l’Institut car émanant d’une volonté locale.
Pierre Buhler, président de l’Institut français, a d’ailleurs évoqué, lors de sa conférence de presse en janvier 2019, un rapprochement entre l’Institut français et les Alliances françaises…
Tout à fait. Il ne s’agit pas d’un rapprochement de statut, mais d’action : il nous faut travailler mieux ensemble, à Paris et dans le monde. L’Institut français et la Fondation des Alliances françaises travaillaient déjà ensemble, mais pas de manière intégrée : chacun avait, par exemple, son offre culturelle. En Espagne, nous allons essayer de refléter ce rapprochement et travaillons sur une saison culturelle, annuelle et thématique : cette année, le thème de notre saison est l’Europe, « Nosotros Europa ». C’est d’ailleurs dans ce cadre que nous soutenons par exemple la création théâtrale et le festival OUI ! à Barcelone. Nous avons invité le réseau des Alliances à participer à cette saison culturelle, aux actions de formation…
L’Institut français développe-t-il une diplomatie culturelle propre à la Catalogne, en ces temps de trouble politique ?
Nous suivons la position de l’État français qui est très claire à ce sujet : le gouvernement considère que la Catalogne est une communauté autonome, avec laquelle il nous faut travailler de la même manière que le gouvernement espagnol peut travailler avec l’Occitanie, la Nouvelle-Aquitaine… Nos accords bilatéraux sont entre France et Espagne, dont la Catalogne est une région. Le reste ne nous concerne pas.
Vous ne voyez donc nul besoin d’adapter votre action en fonction de ce territoire propre.
Je suis arrivée trop récemment [en mars 2018, NDLR] pour avoir un sentiment définitif sur la question. Il peut parfois y avoir une incidence, par exemple dans la volonté de la communauté de promouvoir beaucoup le catalan, ce que je peux tout à fait comprendre puisque nous sommes plutôt partisans de la diversité linguistique, mais il ne faut pas que ce choix évince d’autres langues européennes, jusqu’à se retrouver dans un contexte où il n’y a plus que le catalan, le castillan et l’anglais. Le français, l’italien, le portugais ou l’arabe pourraient alors en pâtir… Je pense d’ailleurs que l’arabe pourrait être une langue plus enseignée en Espagne.
Emmanuel Macron a lancé un grand chantier autour de la langue française. Comment avez-vous perçu son annonce ?
Il y a une volonté exprimée de manière extrêmement forte par le président de la République. Étant fonctionnaire, je suis évidemment ce que dit mon président. Mais je dois dire que pour nous autres, diplomates de la diplomatie culturelle, c’est fort de voir un président incarner ce combat pour la langue française. D’autres l’ont fait, mais pas de manière aussi spectaculaire et explicite. Pour nous, c’est un geste extrêmement important.
Pourquoi est-ce important ?
Parce que d’autres présidents ne l’ont pas fait.
Mais pourquoi est-ce important pour vous ? Certes il donne une légitimité à votre mission mais, a priori, vous n’en aviez pas besoin…
Non, nous n’en avons pas besoin, mais quand on dit : il y a un plan – qu’on appelle le plan Macron – pour promouvoir le français dans le monde, et donc il faut qu’on travaille pour ça, cela ne nous donne plus seulement une légitimité en soi, mais une légitimité politique portée au plus haut sommet de l’État. Cela change tout de même un peu les choses. La langue française n’est plus seulement un élément diplomatique, elle est au cœur de notre diplomatie.
Ce chantier est-il un programme que l’Institut français applique de manière uniforme ou y a-t-il des spécificités propres à chaque pays, donc en Espagne ?
Vous avez peut-être senti une unité du fait de cette force de volonté, mais les déclinaisons sont évidemment très diverses. Je peux même vous dire qu’en Espagne, nous avons des déclinaisons diverses dans toutes les communautés : il y a des situations extrêmement différentes entre par exemple l’Andalousie, qui n’a pas de langue officielle et où le français se développe de manière beaucoup plus facile avec des sections bilingues, et la Catalogne, région pionnière du BachiBac, qui conjugue le bachillerato espagnol et le baccalauréat français : nous avons une centaine de sections de BachiBac. Les outils sont donc très différents. L’Institut français n’est pas là, dans le vide sidéral : on s’adapte, on regarde ce qui existe, la volonté qu’il y a localement…
Le soir de l’ouverture du festival OUI !, le 5 février dernier, vous avez dit que l’événement vous aidait dans votre mission. Comment l’Institut français de Madrid envisage-t-il, quant à lui, son soutien aux initiatives qui n’émanent pas directement de ses services mais de la société civile locale ?
Dans le cadre du festival OUI !, il y a un appui financier, la mise à disposition de l’infrastructure et un soutien dans l’organisation d’une tournée, au sein du réseau des six Instituts en Espagne, ainsi que des Alliances. Notre programmation, ce sont à la fois des événements que nous organisons, mais aussi des événements que d’autres gens formidables font et qui rentrent dans le message qu’on veut passer… Pour nous, c’est très important !
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
Crédits photographiques pour Anne Louyot et le festival OUI ! : Rita Martinos