LEITMOTIV
Chronique des confins (42)
Isabelle Raviolo
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Un jour, une écriture – Le confinement porte en lui-même une intimité, une profondeur dont peuvent se saisir les écrivains et les écrivaines, notamment de théâtre et de poésie. Nous les avons sollicités, afin qu’ils offrent généreusement leurs mots, leur écriture des confins… Derrière l’humour qui inonde les réseaux sociaux, il y aura toujours besoin d’une parole qui porte un désir, une attente, un espoir, du sens.
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C’était janvier, il faisait froid et sombre, il pleuvait. Seule dans cette pièce grelottante, j’écoutais le clapotis de la pluie, sur les planches délaissées. Le toit fuyait. Je demeurais suspendue à chaque goutte, patiente. Elles tintinnabulaient. Et à mesure que l’eau montait, une musique apparaissait, impromptue. Le rythme se modulait en vagues, blanches et noires, avec des soupirs, des nuances. Autant d’arpèges et de silences Für Alina, pensais-je. En cet hiver glacial, un adagio naissait, en variations, réchauffait mon cœur gelé. Emportée par son mouvement, je m’échappais par l’échelle secrète, respirais. Sur le mode mineur, un nocturne se formait, pénétrait dans les replis de ce corps. Des bribes, souvenirs ou fragments de passé, composaient une harmonie minimale.
Par intervalles, ma vie s’y reflétait en rhapsodies : Spiegel im Spiegel. Je me remémorais des suites d’aigus et de graves. Un staccato. Dans ce spectre lunaire, mes yeux se mouillaient. En contretemps, un fantôme surgit. Une syncope peut-être. Je chancelais. L’espace était comme en suspension, je ne distinguais plus les dimensions, la durée. Tabula rasa. Le monde s’évanouissait, devenait lacunaire. Nos voix s’unissaient au diapason d’un vibrato surnaturel. Un art du contrepoint où mon corps avait retrouvé ses ailes. Nunc dimittis. C’était le cantique de Siméon. Une étincelle en dièse cousue en broderie au plus intime de l’âme. Le doigté d’une présence inouïe, une note de passage, ou l’immense d’une octave qui s’épanouit. Un point d’orgue.
Derrière la fenêtre, des arbres nus tremblaient. Cette nuit-là, leurs silhouettes m’apparurent étranges. Dansantes, à la lumière d’une lune gibbeuse, elles vibraient. Un lamento dépassait de leurs branches qui se joignaient. Telles des mains tendues, élevées, elles nous appelaient : Fratres. Ensemble, elles murmuraient cette prière. La coda. Et au milieu de ce ballet, un cygne apparut. Noir et blanc, par intervalle, ostinato. Mais il y avait une dissonance – le maléfice du sorcier Rothbart. Et sur le lac gelé de cette fin janvier, Siegfried pleurait, abusé par Odile. Odette disparaissait. O, polyphonie de l’outrepassante. De profundis. La nuit se referma comme une parenthèse au rayon violet de ses yeux.
Dans la pénombre, son corps s’envola à l’infini, sur un demi-soupir, je crois. Un son d’une faiblesse extrême, inaudible, sur la blancheur sensible de l’oreiller relevé. Et dans ses plis légers, un sommeil tout neuf m’obscurcit. L’horloge sonna minuit. J’entrouvris la fenêtre. De l’autre côté, un arbre avait blanchi. Je le laissai entrer, prendre racine, s’incarner. Ensemble, nous écrivions des symphonies. Nous avions la mélancolie des grands oiseaux, leur virginité, leur poésie : un lys peuplé de rêves réels, où libérés du temps linéaire, nous voyagions d’autres instants, sans raison. Laissés nus de notre être même, nous habitions la même portée, dans l’incarnat de la vie : un do majeur sur la clef de FA. Da pacem Domine.
(Un cerne bistre, presque noir, gagne ma lyre, la nuit – loin des perfections rectilignes – des accords parfaits, la tension ou l’éclair – orage en corps éphémère transmué sur le papier, à l’encre tracé sous un ciel d’éternité).
De passage sur Terre
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Crédits photographiques : DR
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