L’Économie Sociale pour les Nuls : modèle coopératif et modèle actionnarial (II)
Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur des sujets notamment en lien avec l’ESS.
[Tribune libre]
Pour une vision ternaire de l’économie
Coopératives et mutuelles se voient donc aujourd’hui comme de vraies entreprises, mais différentes. Fort bien, mais différentes de quoi ? Répondre à cette question nécessite d’abord de déminer le terrain. Nous avons explicitement utilisé dans notre titre le mot actionnarial, qui apporte la solution. Car quand on emploie d’autres termes, les risques de confusion et de malentendus sont grands.
On entend souvent coopératives et mutuelles se définir par rapport aux entreprises classiques, ou banales. Cela ne veut pas dire grand’chose, et cela montre bien la difficulté à cerner le bon concept. Il est en revanche d’autres appellations qui, elles, sont carrément fautives.
Entreprises privées ? Mais toutes les entreprises et organisations de l’Économie Sociale, y compris les ISBL (institutions sans but lucratif), sont privées, du simple fait qu’elles n’appartiennent pas au secteur public. C’est donc un non-sens d’opposer l’Économie Sociale au secteur privé, puisqu’elle en fait partie.
Entreprises commerciales ? Ou entreprises marchandes ? Mais toutes les coopératives, toutes les mutuelles, et une partie des ISBL (de l’ordre de 20 % il y a une quinzaine d’années, chiffre qui a pu augmenter depuis) sont marchandes. Et, naturellement, commerciales.
Entreprises lucratives ? Le mot est souvent connoté négativement ; le lucre, c’est l’avidité, la cupidité, l’argent parfois mal acquis. Si cela veut simplement dire que l’entreprise a l’obligation d’être rentable et de gagner de l’argent, alors les coopératives et les mutuelles sont bel et bien lucratives, heureusement pour elles*.
Entreprises privées lucratives ? Cette double qualification est souvent utilisée, car on se rend bien compte que chaque terme utilisé seul est inapproprié. Mais elle est redondante, et les contresens précédemment décrits ne font que se cumuler.
Entreprises capitalistes ? S’il s’agit du capital productif, c’est proprement absurde, car il n’y a pas de production sans moyens de production. S’il s’agit du capital social, cela ne l’est pas moins. On peut à la rigueur dire qu’on est dans la bonne direction si l’on pense entreprises participant à l’esprit du système capitaliste. Encore faudrait-il préciser ce qu’on entend par là.
Non ; la seul bonne dénomination de ce que ne sont pas les coopératives et les mutuelles, c’est l’entreprise actionnariale. Il reste à populariser cette appellation !
Enfin, je voudrais mettre en garde contre une présentation que j’entends souvent, et qui consiste à faire de l’Économie Sociale quelque chose qui serait intermédiaire entre l’économie publique et l’économie que nous appelons désormais actionnariale. Non, elle n’est pas plus « entre » les deux autres qu’elle ne constituerait une « troisième voie » telle que d’aucuns ont cru l’esquisser au temps où le monde était partagé en deux blocs.
L’Économie Sociale n’est selon moi ni mixte, ni hybride ; elle existe par elle-même. Elle constitue, avec les deux autres modèles, un triangle dont je me refuse à numéroter les sommets. Ce qui importe, c’est de les décrire chacun avec la meilleure pertinence possible.
Ce qu’est le modèle actionnarial
Réduit à sa plus simple expression, il tient sur le schéma suivant qui fait intervenir quatre types de parties prenantes élémentaires : fournisseurs, clients, actionnaires et salariés. On n’a pas besoin à ce stade d’y introduire l’État ni le système bancaire.
Le cœur de l’entreprise est la fonction de production, combinaison du facteur capital et du facteur travail, optimisée pour obtenir la plus grande différence possible entre ce qui est acheté en amont et ce qui vendu en aval ; on aura reconnu dans cette différence la valeur ajoutée, qui sera partagée entre la rémunération du travail (masse salariale) et celle du capital (excédent brut d’exploitation).
Passons sur le fait que « le client est roi », ce qui n’est pas exempt d’une certaine vérité, sauf si l’entreprise est en situation de monopole. Mais si l’on admet que les prix des intrants et des extrants, ainsi que les salaires, sont déterminés par le marché, la seule incertitude qui demeure est dans le partage du revenu brut d’exploitation entre le coût d’usage du capital, son accroissement éventuel (les investissements) et la rémunération des actionnaires.
Ceux-ci, propriétaires du capital, sont en situation dominante par rapport aux trois autres parties prenantes. L’actionnaire a la responsabilité d’optimiser la fonction de production, et dispose du choix de son mode de revenu : soit immédiat (dividende), soit différé et risqué (investissement). L’entreprise lui appartient, il peut en user, il peut en abuser.
La loi et les usages se sont certes attachés à mettre des garde-fous à ce pouvoir absolu. D’après les premiers penseurs libéraux, le meilleur de ceux-ci reste la vertu, la raison humaine ; c’est parce qu’il est avisé que l’actionnaire-roi ne va pas tuer la poule aux œufs d’or. Au contraire, propriétaire et responsable sur son bien propre, il sera le meilleur garant de la pérennité et du développement de son entreprise, et n’en tirera de dividendes que raisonnablement.
Voilà pour la théorie. Je vous laisse libre de juger si son application a produit les effets escomptés. Vous savez comme moi qu’au cours des cent cinquante dernières années, les avis ont été pour le moins partagés sur ce point. Vous savez aussi que le principal argument des défenseurs du modèle actionnarial, c’est que tout ce qu’on a essayé d’y substituer s’est terminé en désastre.
Je pense néanmoins que le modèle coopératif échappe à cette critique sans appel. Voyons cela de plus près.
La double qualité
Pour passer du modèle actionnarial au modèle coopératif, il suffit de modifier le haut de la fonction de production, et y remplacer « actionnaires » par « sociétaires ». Un simple copié-collé suffit !
Vous aurez remarqué que le mot « Capital » perd cette fois sa graphie prédominante. Il se retrouve à l’égal des intrants, du travail et des extrants. En revanche, ce sont les Sociétaires qui bénéficient désormais de la primauté.
Quelle est la différence entre actionnaires et sociétaires ? Si l’on se borne à la lecture des statuts des coopératives, il y en a de deux sortes, la répartition des droits de vote et l’absence de dividendes, qui peut être partiellement compensée par une rémunération obligataire des parts sociales.
Autrement dit, transformer les gros actionnaires en sociétaires revient à les priver de leur pouvoir de décision et de leurs revenus. Mais pourquoi donc accepteraient-ils pareille dégradation de leur situation ? Serait-ce par grandeur d’âme, par générosité, par goût du sacrifice ? Allons bon !
Et même les petits actionnaires, qui certes pourront plus facilement, en se coalisant, peser sur les votes en assemblée générale, dès lors que les gros ne disposent plus que d’une seule voix comme eux-mêmes, seront également, à leur échelle, pénalisés sur leurs revenus. Pourquoi le feraient-ils ?
La réponse est simple : ils ne le feront pas. Dans une société actionnariale telle que décrite plus haut, aucun actionnaire, ni gros, ni petit, n’acceptera de transformation en coopérative.
Or les coopératives existent, et très souvent elles vont bien, et les sociétaires y sont contents de leur sort. C’est donc qu’il y trouvent leur intérêt. Comment cela se fait-il ? La réponse a pour nom : la double qualité.
Revenons sur le modèle actionnarial. Nous avons vu que les actionnaires prennent le pas sur les fournisseurs, les salariés et les clients. Nous avons aussi vu que l’entreprise court le risque d’avoir des actionnaires inconséquents, pénalisant l’avenir en se servant des dividendes avec excès.
Dans la coopérative, ce sont soit les fournisseurs, soit les salariés, soit les clients, qui sont aussi les actionnaires, désormais appels sociétaires. Ils ont la double qualité. Et pour que leurs intérêts de fournisseurs, ou de salariés, ou de clients, soient dominants et prennent le pas sur celui des actionnaires, la coopérative impose le dividende zéro, ou presque zéro. L’obligation dispense d’avoir à compter sur la vertu, qui n’est jamais durablement garantie. De même pour les droits de vote : donner à chacun le même pouvoir de décision, c’est empêcher qu’une coalition de circonstance des quelques plus gros porteurs de parts ne vienne menacer la finalité de l’entreprise.
Il y a donc trois types de coopératives, selon que les sociétaires sont fournisseurs (coopératives d’écoulement, notamment dans le monde agricole), ou salariés (coopératives de production, dites ouvrières), ou clients (coopératives de commerçants, de crédit, et mutuelles). Dans chaque cas, la fonction correspondante est prédominante par rapport à celle du capital.
Voici donc la nature du modèle coopératif ; il présuppose la double qualité, il en a besoin pour exister. Il n’est donc pas vraiment concurrent, ou rival, du modèle actionnarial ; il fonctionne dans une autre axiomatique. Il n’est pas moins entrepreneurial, moins concurrentiel ; mais on sent qu’il est sans doute plus conservateur, plus attaché à ses racines, moins mobile, moins prompt à saisir les signaux du marché. Bref, chaque modèle a les qualités de ses défauts, et réciproquement.
Ma conclusion (en forme d’acte de foi)
Je reviens à mon triangle, précédemment décrit, entre les trois modèles. Les modèles sont purs, c’est la réalité qui est hybride. Les entreprises réelles se promènent quelque part à l’intérieur du triangle. Chaque zone, chaque biotope, correspond mieux à tel ou tel type de peuplement d’entreprises. Il n’y a pas de modèle intrinsèquement meilleur qu’un autre, il y a des conditions de bonne prospérité qui sont spécifiques à chaque milieu hôte, comme pour les végétaux…
Je comprends très bien les arguments de ceux qui défendent la supériorité du modèle actionnarial. Je ne leur fais aucun procès en sincérité. C’est la même chose pour les arbres ; on vous démontrera, avec tous les bons arguments du botaniste en laboratoire, que les feuillus sont plus évolués que les résineux. Il n’empêche qu’il y a des sols, des climats, où les résineux poussent mieux que les feuillus, et procurent autour d’eux emplois, revenus et paysages d’agrément. Il en est de même des coopératives. Elles sont peut-être plus rustiques, plus primitives. Mais il est bien des circonstances où elles obtiennent les meilleurs résultats, les plus durables, les plus équitables, les plus socialement efficaces.
Rien n’est pire que la promotion, fondée sur des raisonnements idéologiques, d’un modèle unique. Même celui de l’Économie Sociale quand on le baptisait « troisième voie ». Le Bien Commun ne commande pas d’opposer tel modèle à tel autre, mais de les composer harmonieusement, chacun donnant sa pleine efficacité dans son domaine d’excellence.
* Il y a un autre inconvénient, grave, à chercher à se distinguer des entreprises lucratives ; c’est celui de couper de fait l’Économie Sociale en deux, les ISBL d’un côté, les coopératives et les mutuelles de l’autre. C’est ce que fait l’Union Européenne depuis quelques années : coopératives et mutuelles sont assimilées aux PME, ce qui est une aberration, et sont gérées par la DG Entreprises, tandis que les ISBL le sont par la DG Affaires Sociales. Cette partition est délétère.
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