L’économie sociale est-elle en mesure de réduire les fractures sociales ?

L’économie sociale est-elle en mesure de réduire les fractures sociales ?
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L’État est aujourd’hui bien moins puissant que les grandes fortunes, les GAFA et autres Goldman Sachs : impartialité du pouvoir et liberté de marché n’existent plus, accentuant les fractures. Une solution ? Une affirmation certainement : l’Économie Sociale est et reste l’outil privilégié pour réduire les fractures sociales… à condition qu’elle ne soit pas le larbin utile du pouvoir !

Actualité de l’économie sociale

Il me faut tout d’abord bien préciser les deux termes que je mets en rapport.

La fracture sociale était à l’origine une formule politique, circonstancielle et bien trouvée, qui est passée dans le langage courant et que l’on met de plus en plus souvent au pluriel. Le terme de fracture évoque l’idée d’une cohésion détruite, ou en voie de destruction, à la suite d’un accident, ou de circonstances extérieures. Il y a donc là plus que le simple constat d’inégalités, de divisions ou de rivalités sociales. Nous observons aujourd’hui un certain consensus pour mettre sur le compte de la mondialisation et de la rapidité des évolutions technologiques le profond sentiment de déclassement dont souffrent de larges franges de la population. Mais il en est d’autres causes, peut-être plus insidieuses, qu’on ne voit guère ou qu’on ne veut pas voir, notamment la démographie.

Quant à l’Économie Sociale, j’entends usuellement ce syntagme au sens moderne, qui lui a été proposé en 1977, qui a été officialisé en 1982 et qui s’est progressivement internationalisé depuis, c’est-à-dire l’ensemble des fonctions productives assurées par les coopératives, les mutuelles et les institutions sans but lucratif (en France, associations et fondations) qui exercent une activité économique significative, qu’elle soit marchande ou non. Et je m’élève contre l’idée souvent exprimée que ce secteur serait une sorte d’intermédiaire entre le privé et le public. Non, l’Économie Sociale est entièrement privée, et elle se distingue autant de l’économie publique que de l’économie pourvoyeuse de dividendes. Je ne récuse pas l’expression de « troisième voie », mais à condition qu’on la regarde comme le troisième sommet d’un triangle équilatéral, et non comme un compromis médian entre deux pôles opposés.

Mais je prends ici la liberté, en regard de l’Histoire et des fractures sociales qu’on a pu observer avant 1977, de conserver rétroactivement le terme d’Économie Sociale dans le passé, dans un sens proche de celui qu’il a aujourd’hui, et non dans celui qu’il avait alors.

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Réduire les fractures sociales est une nécessité, une priorité. Mais qui doit s’en charger ? On pense généralement à l’État, ou plus trivialement aux politiques publiques (ces public policies que la prose  économique universitaire débite à la tonne). Trop de gens font encore mine de croire en la fable d’un  État impartial et bénévolent, soucieux, garant et dépositaire de l’intérêt général. Or, hélas, l’État démocratique moderne est bien loin de ce modèle irénique. Ce ne sont pas tant sa lourdeur ou son inefficacité qu’il faut déplorer ici, mais le fait que, par nature, il est l’expression, parfois même l’instrument, des groupes d’intérêts qui bénéficient des causes des fractures sociales. Sa seule motivation à réduire celles-ci est d’éviter les désordres et les révoltes, mais pas davantage.

Si ce n’est l’État, serait-ce le marché ? Les ultra-libéraux l’affirment. Laisser s’épanouir les libertés économiques permettrait, selon eux, notamment par le biais du fameux ruissellement, aux attardés de rejoindre le peloton de tête. Mais pour cela, ajoutent-ils, il faut réduire la toute-puissance de cet État interventionniste qui opprime les libertés.

Belle théorie, en vérité. On pourra lui faire toutes sortes d’objections, mais la plus décisive est sans doute la plus récente en date : loin d’être en position dominante face aux libertés économiques,  l’État est aujourd’hui bien moins puissant que les grandes fortunes, les GAFA et autres Goldman Sachs. En fait, l’impartialité attachée à l’État et la liberté attachée au marché n’y sont plus, ni l’une ni l’autre. Elles ont été comme renvoyées de leur maison par de nouveaux maîtres, cruels et cyniques.

J’aime à imaginer qu’elles se sont rencontrées et qu’elles ont ensemble trouvé refuge en un lieu où elles ne se sont pas senties étrangères, à savoir l’Économie Sociale. Et que celle-ci est, de ce fait et aujourd’hui encore plus qu’hier le moyen privilégié de lutte contre les fractures sociales.

Des forces inexorables, assimilées à tort ou à raison au marché, creusent un gouffre entre les groupes sociaux qui profitent des évolutions en cours et ceux qui en pâtissent. Nous voyons ainsi, autour de nous, se creuser de préoccupantes fractures sociales. L’État le voit aussi, mais se révèle impuissant à les réduire. Pire, les remèdes qu’il nous administre aggravent le mal plus qu’ils ne le guérissent. À coups de normes, de contraintes et de prélèvements fiscaux, il ne fait que jeter de l’huile sur le feu. Il faut donc se tourner, tout naturellement, dans une troisième direction.

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L’Économie Sociale, « fille de la misère et de la nécessité », peut se prévaloir d’avoir réussi dans le passé à ressouder les fragments de sociétés en voie de dissociation. Il en fut ainsi de la sauvegarde de l’agriculture de montagne, de la bancarisation des artisans, de l’ouverture de l’assurance auto aux instituteurs puis à l’ensemble des salariés, de l’accès des familles modestes aux vacances et aux sports, de bien d’autres choses encore, toutes victoires sur le déclassement et qui nous semblent aujourd’hui aller de soi mais qui n’ont été remportées que grâce au génie et à la persévérance de quelques pionniers, hors de l’État, quelquefois malgré l’État, voire contre l’État.

Dans chaque cas, on a vu un progrès technique, ou la découverte de nouvelles richesses, venir heurter un fragile équilibre social, profiter à quelques-uns, et en laisser d’autres sur le bord du chemin. Ceux-ci parviennent ensuite à recoller au peloton en mutualisant leurs efforts au sein d’organisations de production et d’échange à caractère solidaire, régies par des principes que l’on retrouve à peu près partout sous des formes voisines, à savoir :

  • aucune obligation d’adhérer, aucune tutelle publique : seul doit primer le sentiment de faire partie d’une même communauté, qu’elle soit d’origine ou d’intérêt ;
  • élection des dirigeants selon la règle un adhérent = une voix ;
  • bénéfices bloqués dans l’entreprise sous forme de réserves impartageables ;
  • la seule redistribution possible des profits se fait au prorata de l’activité (principe de la ristourne) et non du nombre de parts sociales souscrites.

Mais cela ne s’est jamais fait tout seul. Pour que les « réductions de fractures sociales » par la voie de structures de l’Économie Sociale s’avèrent effectives et pérennes, l’Histoire nous montre qu’il y faut deux conditions, d’abord la présence de pionniers, de meneurs, de capitaines innovateurs dotés d’un charisme à toute épreuve, ensuite une posture adéquate des autorités publiques.

C’est d’abord, de la part de ces dernières, de savoir s’inscrire dans le temps long, qui n’est certes pas le temps électoral. Il est par ailleurs difficile de définir ce qu’on peut attendre d’elles sous le terme consacré de « neutralité bienveillante », tant le Pouvoir cherche, de par sa nature même, à contrôler et à instrumenter, quand ce n’est pas plus simplement à interdire. L’esprit des lois d’Allarde et Le Chapelier rôde toujours, et il ne faut pas oublier que la fameuse loi de 1901, célébrée lors des commémorations comme une loi de liberté, de tolérance et d’ouverture, a d’abord été une loi de spoliation brutale des congrégations.

À l’autre extrême, un soutien massif visant à utiliser l’Économie Sociale comme moyen privilégié de l’action publique ne peut réussir que si l’État a en face de lui des organisations professionnelles fortes et motivées, de façon à ce que le partenariat reste équilibré. Ce fut le cas dans notre pays pour la coopération agricole ; le même modèle fut essayé plus tard dans l’artisanat et ne connut que des succès limités.

Plus près de nous, les premiers effets de la loi Hamon de 2014 tardent à se faire sentir. La grande ambition qui y était affichée, changer d’échelle, semble en être restée au stade de l’incantation. Car il n’a jamais suffi de parler, de légiférer, d’instituer des normes et des dispositifs, ni même d’édicter des objectifs, pour que les réalités suivent… Même un Léon Bourgeois, ce grand brasseur d’air et de nuées, obtint en son temps bien plus de résultats concrets que ses épigones d’aujourd’hui. Pour être efficace, la bienveillance du préteur (praetor) ne doit pas s’encombrer de micro-détails.

Cependant, ces réserves n’enlèvent rien à mon affirmation, à savoir que l’Économie Sociale est et reste l’outil privilégié pour réduire les fractures sociales.

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Ainsi, l’histoire de l’émancipation du Canada français grâce à l’Économie Sociale est-elle riche d’enseignements. Les historiens ont émis des jugements divers sur l’équilibre politique du Canada après l’adoption du statut confédéral de Dominion en 1867. Ce qui semble avéré, c’est que les droits et garanties que les Canadiens-Français ont pu acquérir sur le plan institutionnel ont été largement annihilés par leur minoration sur le plan économique. À la fin du siècle, la domination des Anglo-Saxons protestants dans les entreprises, le commerce, l’accès aux universités, était écrasante. À Montréal et a fortiori dans les campagnes, les Canadiens-Français catholiques n’avaient accès ni aux écoles techniques, ni aux services bancaires, ni aux professions prestigieuses, à moins de devenir Anglais. La fracture sociale était des plus larges qui soient.

Ne pouvant trouver aucun appui extérieur, les Canadiens-Français n’ont pu compter que sur leurs propres énergies. Regroupés autour de leurs paroisses, emmenés par quelques précurseurs nourris à la lecture de l’encyclique Rerum Novarum, ils se sont organisés en réseaux de coopératives qui leur ont permis de s’extirper progressivement de l’exclusion économique à laquelle ils paraissaient condamnés. La figure la plus marquante de cette transition est bien entendu Alphonse Desjardins, qui ne fut pas seulement le fondateur des caisses populaires d’épargne et de crédit qui portent toujours son nom, mais également un théoricien, auteur de nombreux articles où il esquisse une synthèse entre l’économie libérale, la pratique coopérative et la pensée catholique. À sa mort en 1920, il laisse une profonde influence sur ce qu’on peut appeler la première génération d’économistes canadiens français, dont le chef de file fut Édouard Montpetit (disparu en 1954), esprit éclectique qui imaginait, dans le cadre canadien, une organisation sociale toute entière fondée sur la doctrine sociale de l’Église.

À ma connaissance, jamais réflexion semblable ne fut menée aussi loin, dans aucun pays.

Dans la génération suivante, ce mouvement d’idées fut incarné par Esdras Minville (disparu en 1979) qui, confronté aux débats de l’après-guerre, lui donna un tour plus nationaliste. Mais les cartes, tant politiques que culturelles, furent totalement rebattues après 1960 par la Révolution Tranquille que les coopératives québécoises traversèrent sans trop d’encombres, mais dans un environnement subitement devenu social-démocrate et déchristianisé, si bien que les textes de Desjardins, Montpetit et Minville, tout emplis de pensée chrétienne, apparaissent de prime abord totalement décalés.

Ce serait un tort de le croire. Il faut juste un peu d’adaptation pour en découvrir l’actualité. Pour les observateurs français d’aujourd’hui, ils constituent une mine de réflexion quant aux réponses à apporter aux fractures sociales actuelles.

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Il reste que, ici en France, si l’Économie Sociale se maintient, voire se renforce çà et là, elle semble loin d’être à la hauteur des enjeux. On a pu constater son absence totale de réaction au mouvement des « Gilets Jaunes« , expression violente de la fracture sociale. C’est qu’elle est dirigée par des notables, tous peu ou prou issus et représentatifs des mêmes milieux, parmi lesquels on trouve peu de tribuns, encore moins de tribuns de la plèbe. C’est aussi que les dirigeants actuels de l’Économie Sociale ont noué, avec les régions et les grandes villes qui sont leurs principaux financeurs et leurs principaux pourvoyeurs de missions contractualisées, un réseau de connivences qui les conduisent à ne voir des exclus ou des populations à secourir que là où on leur dit d’en voir.

Un tel suivisme constitue, par définition, une perte d’autonomie, une perte de capacité à se porter au devant des besoins émergents, une absence de visibilité, l’opérateur étant toujours moins visible que le maître d’ouvrage. Mais cela se traduit aussi par une pusillanimité conduisant à hésiter à mettre ses principes singuliers au premier plan, préférant s’inscrire en « suiveur-copieur » dans un courant dominant avec l’espoir d’en tirer quelque reconnaissance ou quelque dividende.

On en voit un exemple frappant à propos des questions d’environnement. Il s’agit d’un secteur où, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’Économie Sociale est peu présente. Ainsi, en matière d’eau et de déchets, c’est à dire là où se concentre l’essentiel des activités et des investissements industriels, on imaginerait aisément l’existence d’entreprises coopératives ; or il n’y en a aucune. En revanche, l’environnement c’est aussi la parole tribunicienne de l’écologie, notamment de l’écologie urbaine, et sur ce point, l’Économie Sociale n’a fait que du suivisme. Et si elle n’a pas embrayé lors du démarrage du mouvement des Gilets Jaunes, c’est que ses porte-parole ne cessaient de répéter que le diesel c’est le mal, et que l’augmentation du prix du diesel c’est le bien. Il ne pouvait y avoir fracture conceptuelle plus nette entre les victimes de la fracture sociale et les tenants d’un discours se proclamant « solidaire et inclusif » mais, dans les faits, aggravant les facteurs d’exclusion.

Enfin, l’Économie Sociale s’est trouvée prise au piège de son acceptation d’un rôle de supplétif des pouvoirs publics là où l’État-Providence a montré ses limites, dans ces domaines « où il ne sait plus comment faire » et où il aimerait tant pouvoir s’appuyer sur un partenaire docile qui, comme par miracle, apporterait les solutions, ne coûterait pas trop cher et ne revendiquerait rien….

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.

Philippe Kaminski - Actualité de l'économie sociale



 

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