L’Économie Sociale à l’assaut de la Lune ?
L’économie sociale peut-elle agir au renouvellement de l’information et de la presse ? Parce que le paysage médiatique est aujourd’hui on ne peut plus morne, comme l’ont confirmé – une fois de plus – les célébrations autour du cinquantenaire de l’arrivée de l’homme sur la Lune.
Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski
Les actualités de l’été se réduisent en général aux sports et à quelques marronniers. Cette année, nous avons droit en plus à la canicule et, calendrier oblige, au cinquantenaire de l’arrivée de l’homme sur la Lune. Dans un premier temps, ces commémorations m’ont laissé bien indifférent. Manifestement, tout avait été préparé de longue date, et chaque média nous a servi un dossier à peine décongelé. Cela m’a fait penser à une importation à prix bradés de surplus américains.
J’ai regardé la question avec davantage d’attention à la suite de la lecture inopinée d’un article négationniste. L’auteur, rompu aux techniques de manipulation, tentait d’y démontrer que les expéditions lunaires des missions Apollo n’étaient que propagande et que jamais aucun homme n’avait pu franchir la ceinture de radiations entourant la Terre. La méthode est éprouvée : on part d’un argument fort, en lui-même incontestable, on néglige tout ce qui peut lui être opposé, y compris les éléments matériels les plus tangibles, on le pousse à l’extrême jusqu’à ses conséquences les plus fantaisistes, enfin on dénonce la funeste et puissante cabale qui est parvenue à occulter la vérité enfin dévoilée.
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Mais laissons-là la littérature, parfois fort habilement tournée, à usage des amateurs de complots en tous genres. Deux questions en émergent : comment se fait-il qu’après la fin du programme Apollo, plus rien ne se soit passé et que l’homme, à peine la Lune conquise, s’en soit détourné à ce point ? Et comment se fait-il que ce cinquantenaire se soit montré aussi mièvre et vide de perspectives ?
Le premier débarquement de l’homme européen en Amérique (je parle de l’ère moderne, non des peuplements Viking du premier millénaire, au temps où la Terre était chaude) a été rapidement suivi par d’autres, et la colonisation s’est ensuite accélérée, sans interruption majeure. Le développement de l’aviation, il est vrai fortement stimulé par les deux guerres mondiales, s’est effectué à un rythme extrêmement rapide, et lui aussi, sans ralentissement ni interruption.
Ce sont là les deux grandes aventures humaines que l’on peut le mieux rapprocher de la conquête spatiale. Or celle-ci, contrairement à celles-là, semble s’être sinon arrêtée, du moins confinée au voisinage immédiat de la Terre, faisant de ses orbites basses comme une sorte de banlieue banalisée de sa surface habitée. L’opinion elle-même a cessé d’y prêter attention. Rien de tel n’aurait pu être anticipé durant les « trente glorieuses ».
Qu’elles soient techniques, budgétaires, géopolitiques, voire démographiques, les explications que l’on peut mettre en avant restent partielles, hypothétiques, en tous cas peu convaincantes. Derrière l’emphase lyrique, confinant souvent au ridicule, des commentaires et des analyses de l’époque (qu’on a peine à lire aujourd’hui sans sourire), trônait cependant une solide certitude : rien n’arrêtera le désir inné de l’homme, qui est de repousser sans cesse et à l’infini les frontières de son domaine. Eh bien il semble que si. L’appétit de conquête s’est tari. Nous n’avons plus faim.
Cela sous-entendrait-il que, tels que nous sommes aujourd’hui, nous n’aurions jamais réédité le voyage de Colomb ? Que nous n’aurions jamais amélioré le biplan des frères Wright ? Que cinquante ans après, le continent américain serait resté vierge, et que les « merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines » se seraient reconvertis à la colombophilie ?
On peut tout imaginer. Même le vocabulaire semble prendre sa revanche. La Lune, réalité palpable il y a cinquante ans, est redevenue ce rêve impossible qu’elle fut pendant les siècles des siècles. Mais vous voulez la Lune ? semblent redire, comme ils le faisaient jadis, les patrons refusant les augmentations réclamées par leur personnel.
Quand nos médias s’étaient emparés, peu de temps auparavant, du cinquantenaire de mai 68, nous avions entendu à satiété les témoins et anciens participants raconter leurs souvenirs et se mettre en valeur, autant que cela leur était possible et sans considération pour les plus jeunes, nés vingt ou trente ans après les faits, pour lesquels ces événements, hors de leur contexte générationnel, ne pouvaient prendre aucun caractère charnel ou passionnel. Rien de tel avec la Lune. Aucun septuagénaire pour se remémorer son émotion d’alors. Vieux et jeunes ont communié dans la même indifférence. Au fond, c’est le négationniste qui était dans le vrai : mentalement parlant, pour nos contemporains, l’homme n’a jamais mis les pieds sur la Lune.
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Une fois de plus, la presse m’aura cruellement déçu. Cette aventure lunaire réduite à des photos d’archives, débitée à l’identique par toutes les chaînes et tous les journaux en ligne, laissait effectivement la place libre aux charlatans et aux contrefaçons. La torpeur estivale en plus.
Chacun connaît la situation des médias, leur dépendance à la publicité, leur actionnariat concentré entre quelques mains, leur panurgisme, leurs consanguinités malsaines, leur navrante légèreté et leur désespérant conformisme. S’il y avait, pour l’Économie Sociale, une Lune à conquérir, ce serait le renouveau de l’information. Il a existé quelques journaux coopératifs, au temps de la typo. Ce ne sont plus que des références fossiles. Il existe bien des chaînes d’information privées, qui font appel en permanence à la générosité de leurs lecteurs et auditeurs. Mais dans notre univers d’information apparemment gratuite, en tous cas surabondante et frelatée, leur voix ne peut être que marginale.
Quand irons-nous cueillir cette nouvelle Lune et dévoiler ses deux faces aujourd’hui cachées ?
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.