« Le Tourbillon de la Grande Soif » de Jean-Paul Alègre : une pièce-catastrophe
Président du Centre des bords de Marne, de la commission théâtre de la société des auteurs et compositeurs dramatiques et de la fondation Paul Milliet, Jean-Paul Alègre est l’un des auteurs les plus joués en France et les plus représentés aussi à l’étranger. Il vient de faire paraître un nouveau texte aux éditions L’avant-scène théâtre (collection des quatre-vents) : Le Tourbillon de la Grande Soif.
La pièce sera créée le 28 juin 2018 à la soirée d’ouverture du trente-sixième Festival de Narbonne et le 5 août 2018 aux Estivades internationales de Marche-en-Famenne (Belgique) par le Théâtre des Quatre-Saisons de Narbonne.
Fable écologique exposant habilement l’irréversible processus par lequel l’homme (ou une espèce qui lui ressemble beaucoup), ivre de progrès, grisé par l’appétit de puissance et de maîtrise, épuise la nature, et épuise ainsi sa nature, Le Tourbillon de la Grande Soif nous montre l’œuvre de mort que produit cette fatale opiniâtreté. Et cette mort n’est pas seulement physique, elle est la mort de l’âme, elle est le mal, elle est l’enfer d’une Soif torturante que seule la mort éteint.
Mais l’auteur a voulu nous préserver une issue, nous ménager un sursaut : c’est une autre planète qu’a asséchée, meurtrie et finalement épuisée, laissée pour morte, le Consortium industriel hydro-énergétique. Son chef, qui est cette mort définitive, annonce à la fin de la pièce qu’il part pour la Terre. A nous maintenant de ne pas le laisser nous diriger.
Les quatre âges de l’humanité
Il était courant au Moyen-Âge de considérer que la vie de l’homme comportait quatre âges distincts et successifs : l’enfance, l’adolescence, la maturité et la vieillesse. On doit en particulier cette classification à Philippe de Novare (v. 1200-v. 1270), auteur du traité de morale Des quatre âges de l’homme.
On trouve comme une réminiscence de cette classification dans la pièce de Jean-Paul Alègre qui comporte quatre actes qui sont autant d’époques, les mêmes comédiens jouant des personnages qui se succèdent au fil des époques ; l’histoire de l’humanité s’incarne dans l’histoire familiale de quatre lignées de personnages dont les occupations et responsabilités évoluent au fil des mêmes époques.
Le premier âge est celui de la nature, de l’exploitation d’une nature qui fut longtemps prodigue et aimée ; mais se manifestent déjà les premiers signes de son exténuation, alors que s’affirme toujours plus la volonté de la domestiquer et de l’exploiter. Dans ce premier âge, celui de l’enfance, celui des origines, nos quatre personnages vivent encore du produit de la pêche que leur procurent les alentours du Grand Tourbillon, mais de plus en plus difficilement.
Le deuxième âge, celui de l’adolescence, celui de l’espoir et des grandes ambitions, est celui de la révolution hydroélectrique : plutôt que de survivre en se nourrissant d’une production aussi dérisoire, nos personnages (trois d’entre eux à vrai dire, le quatrième étant une jeune fille au don de prophétie qui avertit vainement à plusieurs reprises les trois autres des dangers que fait courir à la nature et à tous l’exploitation démesurée, asservissante, du Grand Tourbillon) travaillent désormais pour le « Consortium industriel de captage du tourbillon du grand lac ».
Le troisième âge, celui de la maturité et des grandes épreuves, est celui de la catastrophe naturelle, de la lente et irrémissible progression de la Soif, qui est due à la disparition de la plupart des cours d’eau et provoque la mort de milliers de personnes. Nos personnages se retrouvent en cellule de crise et préparent l’évacuation générale.
Enfin, le quatrième âge, qui est celui de la vieillesse et de la mort, voit la destruction, l’extinction de la nature et de l’espèce : les turbines ont explosé, les réacteurs également, il n’y a plus le moindre cours d’eau, il n’y a plus d’espèces animales et presque plus d’hommes, tous morts de soif. L’on compte seulement trente-sept survivants, hormis nos personnages qui composent un gouvernement aux abois se préparant à émigrer vers la Terre, si riche en eau. Mais seul le chef du Consortium, dont le nom, Trom, est l’envers de la mort, parvient à quitter la planète vouée à la disparition.
On trouve, dans la pièce de Jean-Paul Alègre, plusieurs échos aux avertissements et inquiétudes exprimés par… le pape François dans son encyclique Laudato Si. Citons par exemple celle-là : « Il est prévisible que le contrôle de l’eau par de grandes entreprises mondiales deviendra l’une des principales sources de conflits de ce siècle ».
Prêter voix aux sans-voix
Quatre époques donc, quatre étapes vers la définitive extinction de la nature et de l’homme, quatre moments dans le processus d’obsolescence de l’homme, un processus que rien ne semble pouvoir arrêter, pas même les avertissements prophétiques du quatrième personnage, jeune fille qui assiste impuissante à l’obstination dans le mal d’un monde qui court pourtant à sa perte. Comme si, ivre d’un futur où l’on croit trouver toujours plus de puissance, l’on n’apprenait plus rien du passé.
Impuissante cette jeune fille, malgré son don de prophétie, malgré sa capacité proprement poétique à percevoir le murmure des eaux, les sentiments du Tourbillon, les émotions de la nature, malgré ses efforts pour leur prêter sa voix. C’est qu’elle est vivante en effet, cette eau, comme est vivante plus largement la nature, c’est qu’elle n’est pas cette matière morte, cet objet dont l’on peut, comme qui en serait le propriétaire, user et abuser. C’est que la nature, comme l’homme, doit être traitée comme une fin et non comme un moyen. Et leur sort est commun : qui maltraite la première insulte le second, le défigure ; qui violente le second, sous les yeux de la première, attente à celle-ci.
La nature, comme l’homme, doit être aimée et non utilisée. Et c’est l’un des mérites de la pièce que de montrer combien l’homme qui asservit la nature porte atteinte à sa nature et met en danger sa survie. L’homme qui épuise la nature épuise sa nature.
La mort a le dernier mot mais la mort est-elle le dernier mot ?
Sans que la pièce le dise expressément, l’on voit que la Grande Soif qui a raison de la nature et de l’humanité (du moins d’une espèce proche de celle-ci, puisque nous ne sommes pas sur Terre), l’on voit que ce fatal assèchement qui éteint toute vie est provoqué par la soif de pouvoir et de profit : il y a des soifs que l’on ne doit pas flatter, que l’on doit encore moins satisfaire car elles condamnent à mourir de soif.
La soif de confort peut, plus prosaïquement, en être une, car l’on voit les habitants de cette planète si semblable à la nôtre devenus prisonniers d’un mode de vie qui ne peut se perpétuer que par une exploitation toujours plus destructrice des ressources naturelles. Car il faut bien faire marcher toutes les machines et les écrans sans lesquels il n’est point, il n’est plus de bonheur et de vie digne : peut-être verrons-nous un jour quelqu’un mourir de soif, la bouche collée contre l’écran lui montrant l’image d’un verre d’eau fraîche. La pièce est à cet égard un discret appel à la décroissance, du moins à la sobriété et à l’humilité (dont l’étymologie dit l’amour du sol dont on est issu).
Dans son encyclique, le pape François – encore lui – écrit que « la disparition de l’humilité chez un être humain… ne peut que finir par porter préjudice à la société et à l’environnement » et appelle à un « style de vie prophétique et contemplatif, capable d’aider à apprécier profondément les choses sans être obsédé par la consommation ». C’est ce style de vie qu’incarne la jeune fille dans la pièce de Jean-Paul Alègre. Il faut espérer que, même si la mort a le dernier mot dans la pièce, c’est bien cette jeune fille, c’est bien la vérité qu’elle porte, qui est le dernier mot.
Jean-Paul Alègre, Le Tourbillon de la Grande Soif, L’avant-scène théâtre, Collection des quatre-vents, 2018, 78 p., 10 €