Le sphincter de Dom Juan
Où notre chroniqueur, s’attachant à une expression contemporaine fort triviale, la connecte à la figure de Dom Juan, celui de Molière en l’espèce.
Il y a quelques années, un tout jeune homme qui parlait en public, ayant dit autre chose que ce qu’il voulait dire, ce qui arrive, a voulu se reprendre et corriger ; pour ce faire, il s’est interrompu, et avant donc de corriger, a commenté ce qu’il venait de dire d’un : « Excusez-moi, je dis de la merde, là. » C’était la première fois que j’entendais cette expression (et au surplus, je l’entendais dite en public) et, étant fort laide, elle m’avait tout d’abord, comme on disait jadis, « écorché les oreilles ».
Je l’ai beaucoup entendue depuis, les premiers temps avec un sentiment léger de gêne, puis, m’accoutumant hélas, de moins en moins. Mais c’est très récemment que je l’ai prise pour ainsi dire en affection, trouvant que cette laideur disait vraiment très bien notre époque, et surtout qu’elle disait l’exacte vérité. Cette époque dans son ensemble produit de la merde, elle dit de la merde à longueur de temps. Rien n’est plus juste. Aucune exception culturelle ne tient là.
Bien sûr, la plupart des gens répètent cette expression sans y songer, sans même penser à mal, sans l’entendre ni la comprendre. C’est en cela justement qu’elle est formidable : elle dit la vérité incognito, personne ne l’entend, on ne remarque rien. Il n’y a rien de mieux, pour ne pas être cru, que de dire la vérité. Et la vérité, c’est qu’on dit de la merde. Or, justement, Dom Juan me faisait remarquer, il y a peu, qu’il avait intégralement gagné la partie, sur tous les plans ; au point que ce qu’il y avait eu de scandaleux dans sa conduite aurait bientôt complètement disparu : il avait gagné tout, point après point. Autant dire que j’ai tout perdu.
Voici longtemps maintenant que, tout jeune homme, il avait commencé de subvertir un monde où la parole avait un poids, où la parole disait, devait dire quelque chose de la réalité. C’était un monde où nul papier administratif, orné de nulle photographie, mais votre seule parole (sur la foi peut-être aussi de votre allure) disait qui vous étiez. Ce monde s’est effrité lentement sous les assauts conjoints du mensonge ordinaire et de la prolifération cancéreuse de l’administration. (Dans La France contre les robots, publié en 1947, Bernanos se souvient d’une époque où l’on pouvait faire le tour du monde sans papier d’identité, et où la collecte des empruntes digitales ne concernait que les forçats.)
Évidemment, les menteurs ont toujours existé ; ils n’ont pas attendu Dom Juan ni Molière. Mais Dom Juan est le premier exemple d’une volonté systématique de destruction de la parole. Rien ne doit plus tenir, qu’une parole atteste. La parole, pour lui, ne doit plus être que performative, non pas d’une façon magique, mais au sens où rien n’est dit qui ne doive permettre un profit égoïste, une plus-value personnelle — d’argent, de jouissance, de plaisir. Le fait est que, pour tous ceux qu’il rencontre, la parole compte, et non seulement compte, mais, le plus simplement du monde, est sacrée : pour Gusman, pour Done Elvire, pour les deux paysannes, pour Dom Carlos, pour Monsieur Dimanche, pour Dom Louis son père. Pour ce fameux Pauvre aussi, évidemment, auquel il offre de jurer, pour un Louis d’or. Et même, avec des accommodements inévitables, pour son double, pour Sganarelle. Elle est l’aune à laquelle un homme se juge et est jugé. Et, ainsi le veut la société hiérarchisée, plus l’homme est gentilhomme, plus il est exigé d’être à hauteur.
Sganarelle aussi ment, comme tout le monde, pour s’arranger des difficultés de la vie réelle ; il n’y est pas plus gêné que cela, même quant aux choses de la religion : « Va, va, jure un peu » dit-il au Pauvre, ce qui est une manière, si j’ose dire, de proposer un pieux mensonge ; Sganarelle, qui ne touchera jamais ses gages, voudrait bien que le Pauvre, vrai mendiant, puisse obtenir ce Louis d’or.
Jouvet voyait dans la pièce de Molière « un miracle, un miracle du Moyen Âge, une pièce qui n’est ni religieuse, ni antireligieuse, mais qui est baignée tout entière de la préoccupation de Dieu. » Et certes, il y a les manifestations surnaturelles (toujours visibles, on est au théâtre, indépendamment du fait qu’on essaiera, en vain, de contenir la contestation de dévots plus ou moins vrais que le Tartuffe l’année d’avant avait déjà bien énervés), la Statue du Commandeur qui marche, un Spectre « elviréen » donnant le dernier avertissement, le châtiment du pêcheur non repentant ; mais il y a surtout, innervant la pièce de la première à la dernière ligne, passant par tous les personnages, de Gusman au Commandeur, et comme dans toute grande pièce sans doute, mais à un carat jamais atteint jusque là, et guère retrouvé depuis, une réflexion concrète et négative (au sens où le théâtre, la comédie surtout, sont négatifs) sur ce qu’est la parole. Par quoi, pour abonder dans le sens de Jouvet, la pièce n’est pas un mystère que par son côté spectaculaire (à l’époque, les recettes comptent beaucoup sur les machines).
Ce qui est remarquable, chez Dom Juan, c’est qu’il entreprend de détruire par la parole (mais il ne rechigne pas non plus à l’emploi de l’épée) absolument tout ce qui passe sous ses yeux (et tout passe sous les yeux de ce jeune homme qui court à toute vitesse, fuyant l’ire de tous ceux qu’il a déjà abusés, et courant droit vers la mort, qui l’attend, personnifiée par la Statue d’un homme qu’il a lui-même tué). Périple après quoi, bien sûr, il n’y a plus qu’à descendre aux Enfers.
« — Eh bien, donc, me disait l’autre jour ce même Dom Juan, il ne demeure plus rien, sérieusement, qu’aujourd’hui je pourrais bien abuser et il me semble qu’à présent, tout le monde parle comme je parlais. Pour ne rien dire de l’argent, qui règne, ou de l’hypocrisie, indémodable vice, ni même des fins dernières, disparues même des prêches, me dit-on… prenez les plus sincères des amoureux, ils transforment l’intensité du sentiment qu’ils ressentent à l’instant en promesse d’amour éternel et s’en vont encore signer ça chez le maire ou le curé le plus proche ; une heure après, ou deux ans — mais la journée dramatique est infinie comme une vie entière —, ils se rétractent, avec un air de dire, toujours aussi sincère : mais, mon cœur, quand je disais toujours, c’était qu’à cet instant-là, c’était extraordinairement fort ; aujourd’hui, ça l’est considérablement moins, je dois donc en bonne logique écourter. On dirait vraiment moi, peut-être, mais comme devenu abruti, et sans le courage de défier l’ordre établi. Mieux, ils sont, ces amants à la parole fluctuante selon le temps qu’il fait, l’ordre le plus établi. Je suis devenu la norme. Pouvait-on pas rêver plus grande humiliation pour moi, pour le monde plus méprisable bassesse ?
Je ne pourrais plus même rien défier aujourd’hui, car c’est pour chacun, vraiment, à quelque chose qu’on s’arrête, que la parole est pourrie. Votre jeune homme qui dit qu’il dit de la merde a parfaitement raison. Il en dit cependant plus qu’il ne croit, et pas seulement quand il lui prend de se reprendre ; je vois même la un scrupule très étrange, et c’est précisément quand il dit qu’il dit de la merde, qu’un instant, sans le savoir, il dit vrai. (Ce que c’est que le négatif, tout de même.) Sa bouche est un sphincter. Toutes les paroles du monde sont la mauvaise nourriture qui, entrant par ses oreilles ou ses yeux, lui pénètre et façonne en profondeur le cœur et le cerveau ; il en développe son esprit, devenant ce qu’il avale, et il nous chie par la bouche, désormais sphincter supplémentaire, le déchet dont il n’a plus besoin pour lui-même et qui s’en va nourrir son pauvre prochain, lequel ne vaut pas mieux, coprophage malgré lui. Personne, au nom d’une quelconque droiture, et surtout pas au nom de la parole, chose risible entre toutes, ne songe à poursuivre quiconque de ces méfaits ordinaires et dégoûtants et la plupart des gens ne meurent pas foudroyés comme moi, à vingt-trois ans, en ayant tout cramé. Ce qui est idiot, certes, et mauvais, je n’en disconviens pas, mais disons que ça avait de la gueule. »
Je me suis toujours figuré Dom Juan comme un enfant gâté, ne respectant rien, abusant de sa légitimité putative, brûlant tout, tôt foudroyé. Rien ne dit qu’il avait vingt-trois ans, bien sûr. Sa jeunesse même n’est mentionnée que dans la première scène (Mozart, Da Ponte et les suivants en ont fait un homme plus mûr, assumant dans la durée sa conduite… mais c’est Pouchkine qui rendra ce prototype parfait), mais j’imagine qu’elle éclatait ensuite, La Grange qui le jouait avait juste trente ans en 1665 et tenait d’ordinaire les rôles de jeune premier. On peut alors prendre au sérieux ce qu’il dit à l’acte IV à Sganarelle : « Oui, ma foi ! il faut s’amender ; encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous. »
Il va mourir le jour même.
.
Lire les dernières chroniques bimensuelles de Pascal Adam :
– Misère de la reconnaissance
– Bref éloge de la mode
– Du calibrage des légumes
– Ne vous informez pas
– La santé et la paix
– Polichinelle, l’autre ressuscité
– Castellucci, ou l’air du temps
.
Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018. Un recueil choisi de ces chroniques paraîtra aux éditions Corlevour en 2022.