Le sexe, tout le temps
Deux fois par mois, Paméla Ramos s’approprie un livre absent de l’actualité littéraire immédiate : pas nécessairement récentes, difficiles à classer, fondatrices ou parfaitement inconnues, ces raretés hautement désirables nous sauvent la vie en la rendant respirable au creux de leurs élégants silences ou de leurs explosives révélations. Arpentons la bibliothèque des recoins, du désert et des limbes.
« Si tous, moi non »
Léon Tostoï, Le Diable
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« L’homme souffre des tremblements de terre, des épidémies, des horreurs de la maladie, de tous les tourments de l’âme mais, de tout temps, la tragédie la plus douloureuse a été, est et sera la tragédie de l’alcôve. »
Eugène Irteniev, jeune, solide, était promis à un brillant avenir, il le savait, sa mère le savait. Arrivé depuis peu dans un domaine de famille à la campagne, criblé de dettes, il n’en était pas moins certain pourtant d’arriver, grâce à son assurance digne et sa pugnacité, doublée d’une belle âme droite, à redorer son nom du rayonnement mérité. Il était un homme de son temps, bien que meilleur, car déterminé à en repousser la décadence.
Tout à ses affaires, il sentit néanmoins rapidement le besoin d’une femme. En effet, s’il pouvait aisément, sans y prêter attention, étancher sans débauche ses pulsions charnelles en ville, arrivé au village il s’aperçut vite que, les bordels étant trop éloignés, tout deviendrait plus pénible et moins discret, bien moins mécanique que très compromettant. Pour sa santé, et afin de se concentrer plus entièrement à la remise à flot de ses affaires, il s’en ouvrit à un paysan compatissant, lui proposant de payer une femme du village voisin, mariée mais légère, qu’il entreprit de déguster sous les noisetiers une fois de temps en temps, sans rien en savoir ni penser même à lui demander. Une affaire commune, banale en somme, une transaction sans surprises et confortable. Stepanida demandait peu mais donnait de sa personne.
Ainsi rassasié par de fréquentes bestialités sans encombre avec une belle force saine, il profita de sa détente sexuelle pour ouvrir son cœur, plus raisonnablement, à une jeune fille diaphane et sage, ayant le bon goût de le vénérer et de porter partout ses qualités bien réelles. Sincèrement amoureux, le mariage fut conclu entre les jeunes gens, et Irteniev comblé ne pensa plus pour un temps aux formes païennes de Stepanida dévorées sans retenue. Il était devenu respectable, admirait profondément sa femme et ne voulait plus rien savoir de ces insanités alors qu’ils s’apprêtaient à fonder une famille.
C’était sous-estimer l’envoûtement des brumes automnales, l’air piquant des forêts et de ses êtres sans crainte qui y ondulent inlassablement à la recherche d’un homme égaré à terminer de perdre.
Le Diable veillait. Il se manifesta. Un frémissement, d’abord. Stepanida passait au loin, sur le chemin vers la clairière où il n’était plus allé depuis longtemps. La constatation calme d’une nostalgie particulière. Un regard appuyé sur la belle qui semble se rappeler à son existence par tous les moyens possibles. Une inquiétude sourde dans le ventre, paranoïa sans doute, elle ne propose rien, ne le nargue pas, mais son fier membre est un peu plus dressé que de coutume lorsqu’il hume l’air poisseux de l’étable. Lentement l’autour se déforme et complote pour le briser. Tout s’érotise brutalement, jusqu’à l’insoutenable. Une grange comme une promesse, les pensées qui dégouttent, tournant dans le sang. Les prétextes pour sortir, simplement pour la voir. L’affreuse nervosité, et la grossesse de sa magnifique épouse qui refuse de se plaindre, alors qu’elle manque de tout perdre suite à un absurde accident….
Eugène sera droit, il se combat sans relâche. Mais voir Stepanida… La bête commande. L’effleurer peut-être… Ne jamais lui reparler, de peur de l’éboulis. Gronder lorsqu’elle s’éloigne, le plancher lessivé, et se fâcher de perdre ces visions de chiffons remontés. Eugène n’est pas libre. Il la désire sans trêve, ne veut que la toucher, la prendre, la goûter, la monter une nouvelle fois, la revoir mordre cette feuille lorsqu’il la pénètre, mais non… il n’ira même pas jusqu’à revoir la scène, il s’enfuit furieux vers un lieu sûr qui n’existe pas. Il est partout en elle, sur elle, sous elle, retroussant ses jupes, empoignant ses beaux seins. Eugène en feu va tout perdre, il est déjà perdu. Il sait que le Diable est revenu pour sa ruine. Il ne doit pas la toucher.
« Tout était si beau, joyeux et pur dans la maison ; mais dans son âme tout était laid, sale, horrible. Et toute la soirée il fut tourmenté de savoir qu’en dépit du dégoût sincère qu’il éprouvait pour sa faiblesse, en dépit de ses plus fermes résolutions de rompre, demain serait semblable à aujourd’hui. »
Nous ne sommes heureux que si nous ne désirons rien de ce que l’on ne peut avoir sans scandale. Nous n’avons donc aucune chance de le demeurer, reste le choix de l’issue.
De la fumée ? je sors, disait Marc-Aurèle. Si tous, moi non, souffla dans sa langue Irteniev avant d’appuyer sur la détente contre sa tempe.
Le chemin qui mène à la forêt retentit du bruit lourd. Stepanida y passait en chantant avec son fils sur les épaules, rejoignant son foyer. Elle ne s’en émut pas, peu concernée.
Au domaine d’Irteniev, on brossa sans doute longtemps les velours râpés tâchés de sang dans le plus vif chagrin et la plus grande consternation. Irteniev n’avait pas failli, déshonoré personne et préféré sortir. Personne ne saurait jamais rien et n’aurait jamais de réponse sur cet acte insensé.
Personne ?
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* *
La femme de Leon Tolstoï referma le journal de son mari, qu’elle lisait en cachette depuis des mois. Prise de vertiges, elle s’appuya un instant sur la table, en respirant doucement. Combien de fois son mari avait-il dû se supprimer ? Que pouvait-il bien faire de cette possession douloureuse ? Elle caressa machinalement la couverture, et referma le tiroir.
« Et en effet, si Eugène Irteniev était malade d’esprit, alors tous les hommes sont aussi malades d’esprit, et les plus malades d’esprit sont indubitablement ceux qui décèlent chez les autres les signes de la folie qu’ils ne voient pas en eux. »
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Léon Tostoï, Le Diable, traduit du russe par Boris de Schloezer, Gallimard, 1960 (Folio bilingue, 2004, accompagné d’un dossier sur la réception de cette nouvelle)
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