« Le Procès » de Kafka : la plongée en eaux troubles de Krystian Lupa
Le metteur en scène polonais Krystian Lupa revisite un roman majeur de la littérature occidentale et réactualise les grands thèmes kafkaïens. L’abstraction et l’esthétisme grandiose donnent le ton.
Franz Kafka. Un nom monument. Un nom qui fait peur. Peut-être parce que nous sommes tous confrontés à l’enfer kafkaïen sans le vouloir ? Sans le savoir ? Mettre Kafka en scène, c’est demander aux spectateurs de jouer aux échecs avec leurs émotions et leur intelligence pour mieux mettre à distance la banalité du mal. Krystian Lupa a longtemps buté sur cette partie d’échec. Le Procès aboutit sur un « pat » comme on dit aux échecs : un match nul entre confusion, esthétisme et hermétisme.
Onirisme noir
La forme tient du coup de maître. Lupa signe, une nouvelle fois, une scénographie et des lumières qui mettent en forme les fantasmes et les angoisses du labyrinthe kafkaïen. L’onirisme noir des projections vidéo transfigure les décors. Un nuage sonore plane au-dessus de la salle. L’accordéon d’Astor Piazzolla surgit de nulle part et ajoute à la tension ambiante. La voix en direct de Krystian Lupa lui-même flotte sur les répliques comme un fantôme. Elle se fait voix intérieure de Kafka ou du spectateur, on ne sait plus trop. Tout porte la signature de Lupa : une transe sombre.
Là où ses deux précédentes créations autour de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre et Place des Héros, étaient des assemblages hypnotiques au service d’un texte, on peine à retrouver la même force dans Le Procès. La lenteur des trois tableaux, d’une durée totale de 4h30, installe un malaise pesant qui amène souvent au décrochage. C’est sans compter sur l’interprétation pleine de justesse du grand écrivain par un comédien tout en intériorité qui ravive la flamme. Les thèmes sont foisonnants mais les lignes de force apparaissent difficilement. Si la volonté était de perdre le spectateur dans les méandres kafkaïens, le pari est gagné.
Le piège de l’hermétisme
Du côté du texte, des coups de tonnerre surgissent et éclairent, en pointillé, les facettes les plus inquiétantes de notre présent. Le populisme contemporain : « C’est terrible quand les petites personnes négligées prennent le pouvoir ». Notre libre-arbitre dans un monde bureaucratique : « Nous avons tous dépassé les limites de l’absurde ». La perte de repère devant le bien et le mal : « Qui m’accuse ? ». La difficulté de se vivre en sujet : « Je ne ressens pas ma vie, je ne ressens pas les événements ».
Les difficultés rencontrées par Krystian Lupa pour créer cette pièce en Pologne font écho au propos du texte : comment échapper au despotisme invisible d’un Pouvoir retors ? La violence de la vidéo projetée des comédiens à la bouche barrée par du gaffer, puis mitraillés, en est une illustration éloquente. Si le diagnostic de Kafka sur l’individu est intelligemment remis au goût du jour, le sentiment épais de l’abstraction domine l’ensemble.
La direction d’acteurs laisse peu de place aux spectateurs pour prendre du recul face à cette peinture abstraite. S’en dégage un hermétisme obscur et une impression d’être pris en surplomb. On ressort de cette partie d’échecs avec une fièvre foncièrement pessimiste qui ne laisse entrevoir aucune solution, quand bien même Lupa s’en défend.
On ne peut reprocher à un spectacle sa radicalité esthétique ou dramaturgique.
Mais sur un texte aux enjeux aussi complexes, on reste au milieu du gué, sans avoir pu pleinement recevoir le cœur de la charge kafkaïenne. Lupa reste un des metteurs en scène européen à suivre de très près pour repérer la tectonique des plaques sur la planète du théâtre contemporain.
Spectacle : Le Procès
- Création : 2017
- Durée : 4h30
- Public : à partir de 18 ans
- Texte : Franz Kafka, traduction Jakub Ekier
- Langue : en polonais, surtitré en français
- Mise en scène, adaptation, décors, lumières : Krystian Lupa
- Avec Bożena Baranowska, Maciej Charyton / Bartosz Bielenia, Małgorzata Gorol, Anna Ilczuk, Mikołaj Jodliński, Andrzej Kłak, Dariusz Maj, Michał Opaliński, Marcin Pempuś, Halina Rasiakówna, Piotr Skiba, Ewa Skibińska, Adam Szczyszczaj, Andrzej Szeremeta, Wojciech Ziemiański, Marta Zięba, Ewelina Żak
- Création musiques et sons : Bogumił Misala
- Vidéo : Bartosz Nalazek
Crédits photographiques : Natalia Kabanow & Magda Hueckel
En téléchargement
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Spectacle vu en septembre 2018 à l’Odéon (Paris)
- 20-30 septembre 2018 : Odéon (Paris)
- 16-17 novembre : Théâtre du Nord (Lille)
- 15 décembre : La Filature (Mulhouse)
- Dates à venir : Dresde, Athènes…
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