“Le Poète aveugle” – Jan Lauwers se noie dans des discours approximatifs
Jan Lauwers présente au théâtre de La Colline son Poète aveugle, galerie de sept portraits inspirés – entre réalité et fiction – par sept comédiens-performers de sa troupe Needcompany. Après une première scène époustouflante, le spectacle se perd dans un verbiage sans fin, entrecoupé de quelques magnifiques tableaux dont le maître flamand a le secret. Ça parle, ça parle… au risque de raccourcis et d’amalgames historiques que l’artiste prétend pourtant dénoncer.
Ils descendent en file indienne des tribunes, revêtus de peignoirs à leur nom, pour s’installer au-devant la scène ; ils sont neuf, mais une seule prend immédiatement la parole : « Bonsoir, je m’appelle Grace Ellen Barkey ». Difficile de ne pas connaître la compagne de Jan Lauwers, à la vie comme à la scène. En tenue indonésienne, au risque du ridicule, elle s’adresse à nous une nouvelle fois : « Je suis Grace Ellen Barkey ». Pendant de longues minutes, elle répète son nom, parfois scandé par ses collègues sur fond de musique rock, tandis que des spots lumineux nous frappent de plein fouet, jusqu’à l’aveuglement, nous rappelant à la fois certaines installations du plasticien français Christian Boltanski et les films noirs sur fond de prostitution.
En quête d’identité
Grace Ellen Barkey… Grace Ellen Barkey… Grace Ellen Barkey… Les cris, la colère, les pleurs, la honte, l’énergie, le murmure, se succèdent pour porter ce nom que la comédienne tente de faire sien. Nous entrons dans la lutte intestine de cette femme qui clame autant qu’elle appelle son identité – car celle-ci, le récit nous l’apprend, a traversé – par ses ancêtres – la Chine, l’Allemagne, l’Orient, la Guyane britannique, l’Indonésie, jusqu’à l’arrivée en Hollande de sa famille. Elle est musulmane, chinoise, allemande, réfugiée… Mais tout cela est-il vrai ? Car elle n’était pas en Chine, avec la Needcompany, lors de leur tournée pour La Chambre d’Isabella. Qu’importe ? Sinon vrai, du moins vraisemblable.
« Je suis Isabella.
Je suis tout le monde.
Je suis un miracle multiculturel. »
Telles sont les identités successives que propose Jan Lauwers : complexes, métissées, croisées, multiples. Grace Ellen Barkey, Maarten Seghers, Hans Petter Melø Dahl, Anna Sophia Bonnema, Benoît Gob, Jules Beckman et Mohamed Toukabri se succèdent, débutant par un « je suis » incertain, proclamant leur histoire, celle de la mémoire et celle du présent, comme on fabrique une pensée.
Entre obsession et provocation grotesque
Une fois Grace Ellen Barkey revenue dans le magma du grand tout de la compagnie, le discours désincarné prend le dessus. En fouillant dans les passés, on s’invente des correspondances bien ciblées, entre migration et cannibalisme. On ne retiendra par exemple des croisades, fait historique complexe et sujet à de subtiles controverses, que ce cas de cannibalisme du sac d’Antioche. Une obsession antireligieuse hante l’œuvre de Jan Lauwers, ou plutôt une obsession anti-chrétienne, la religion des Pays-Bas, car il va de soi que la névrose se développe toujours à partir de l’expérience de l’enfant – au risque de l’injustice et de l’amalgame. Entre la ceinture de chasteté et les livres d’Averroès « enterrés par Thomas d’Aquin parce qu’ils étaient trop dangereux pour le peuple » (voilà une des plus belles controverses intellectuelles du Moyen-Âge réduite à néant par l’esprit supérieur de l’Artiste contemporain), la gangrène se répand.
Comment lutter contre ce christianisme « méchant, vilain, bouh… pas bien » ? En s’engouffrant dans une provocation grotesque, presque académique – tant elle a été visitée et revisitée au fil des dernières années. Jan Lauwers se veut transgresseur ; il n’est qu’une pâle réplique de Jan Fabre, son compatriote, dont le Mount Olympus se risque jusqu’à l’overdose. C’est que le premier parle à grands renforts de machinerie imposante quand le second exprime l’excès jusqu’à l’épuisement des acteurs – ce que la première scène du Poète aveugle laissait espérer.
« Je connais le grand penseur Ibn Rushd, connu chez vous sous le nom d’Averroès, dont les livres ont été enterrés par Thomas d’Aquin parce qu’ils étaient trop dangereux pour le peuple. Ou encore Ibn Firnas, qui a construit le premier avion, six cents ans avant Léonard de Vinci. […] Ou bien est-ce une seule vérité, indivisible et dénuée de toute temporalité ? Et quelle est cette vérité alors ? Car c’est bien de vérité qu’il s’agit. L’Histoire est un mensonge qui nous remplit de honte. »
La dérive néolibérale des sciences humaines et de la pensée
Dans Le Poète aveugle, la pensée est circonscrite à des faits mineurs – certes pas inintéressants en ce qu’ils disent de l’homme et de la religion, mais tout de même limités – et les historiens, chercheurs, penseurs, remisés dans d’obscures bibliothèques. À quoi sert de fournir un effort en se plongeant dans des ouvrages ardus quand les formules lapidaires d’artistes censeurs et de chroniqueurs néo-cérébraux vous fournissent du prêt-à-penser disponible pour la lapidation… des autres que soi, bien entendu ?
Il n’y a pas loin des approximations de Jan Lauwers aux récentes affirmations extravagantes de Sophia Aram : « La religion, la plus vaste entreprise de proxénétisme de l’histoire de l’humanité ». Comme l’écrit un collègue sur Twitter, non sans malice, à propos de cette dernière phrase : « C’est vrai, ça, à l’heure de la post-vérité, pourquoi laisser à Trump le monopole des #AlternativeFacts ? »
Car c’est malheureusement de ça dont il s’agit, à l’heure où tout acte théâtral se veut – non sans raison – politique : de tous bords (politiques, religieux, idéologiques, économiques, artistiques…) sont proclamés des « faits alternatifs » qui ne recherchent pas la réalité – ni même la vérité, entendue comme la capacité de la raison à embrasser le réel. La dérive néolibérale atteint jusqu’aux idées, aux sciences humaines, à l’anthropologie, à l’histoire… De même que l’État est invité à limiter ses interventions au strict minimum, de même le dirigisme des groupes de chercheurs n’a plus sa place dans le champ de la pensée : place à la dérégulation des idées, des thèses et des subjectivités absolues !
Sept portraits inégaux…
Le spectacle de Jan Lauwers n’est pourtant pas sans qualités, loin de là ! Sa formule lapidaire, critiquée précédemment, aurait mérité d’être inscrite, ou plutôt transcrite, dans la chair de ses comédiens, humaine et historique : « Nous sommes tous des réfugiés ou des cannibales ». Car elle révèle l’humanité en ses contours inavouables. Mais le metteur en scène construit sa fraternité à partir de ces « faits alternatifs » – une fraternité désincarnée, artificielle, singeant l’universalité. Rien ne tient dans ce patchwork identitaire : il ne suffit pas de dire que chaque homme a une identité simple et multiple (bonjour le lieu commun), il faut encore la décliner en ses fondements existentiels, solides et mouvants.
Les sept portraits sont bien entendu inégaux, de même que l’artillerie lourde déployée au fil des scènes. Certaines d’entre elles forment, soudain, un magnifique tableau, d’une esthétique léchée, qui nous saisit dans l’instant (toute la scène avec le cheval).
Jules Beckman nous entraîne dans le rire, grâce à son imitation remarquable d’un cowboy désabusé, mais l’ensemble traîne et se perd à nouveau. Le monologue de la Frisone Anna Sophia Bonnema commence par un discours trop direct, évident ; la comédienne ne s’engage pas dans sa parole et reste à l’extérieur : « Peut-être que l’histoire n’est qu’un enchaînement de foutaises sanglantes… » Mais peu à peu, elle devient toutes les femmes, celles du passé et celles du présent : Lucrèce, Penthésilée, Sappho, Corday, Zarcamodonia, Anna Komnene, Wallada de Cordoue… Le procédé est connu ; il reste toujours prenant.
« Je suis Anna Sophia Bonnema. Je suis toutes les femmes. Je suis la mère aimante sans enfant. […] Voilà pourquoi je suis tout le monde et tout le monde c’est moi. […] Tout le reste n’est que faux en écriture. »
… et sept comédiens remarquables
Lorsqu’on en vient à soupçonner une ode facile à la tolérance, Jan Lauwers, malin, désamorce la critique lui-même : « C’est important que nous soyons internationaux et tolérants. […] comme ça, plus de gens viennent voir nos spectacles. » Ce n’est toutefois pas suffisant à faire tenir le propos debout. Lors des sept portraits, du fait de l’immense talent de chaque comédien, un moment gracieux semble advenir ; il est, la plupart du temps, avorté.
Reste le chant du poète aveugle Abu al’ala al Ma’arri, philosophe syrien né et mort à Maarat al-Nou’man, au sud d’Alep (973-1057), dont les écrits furent considérés comme hérétiques par nombre de musulmans – encore aujourd’hui. Jan Lauwers revendique une conclusion sur l’amour ; les mots du poète, dans la bouche de Mohamed Toukabri qui porte soudain la voix de tous les aveugles pénétrants (Homère, James Joyce…), revêtent la grandiloquence du metteur en scène hollandais d’un voile de tristesse, de douceur sombre, d’amertume intemporelle.
« Lorsque l’esprit est hésitant,
Il se laisse submerger par le monde,
Homme faible embrassé par une catin.
Lorsque l’esprit est devenu confiant,
Le monde est une dame de rang,
Qui refuse la caresse de ses amants. »
(Abu al’ala al Ma’arri)
DISTRIBUTION
Texte, mise en scène, images : Jan Lauwers & Needcompany
Avec Grace Ellen Barkey, Jules Beckman, Anna Sophia Bonnema, Hans Petter Melø Dahl, Benoît Gob, Maarten Seghers, Mohamed Toukabri, Elke Janssens, Jan Lauwers
Musique : Maarten Seghers
Costumes : Lot Lemm
Costume : Mohamed Bachir bin Ahmed bin Rhaïem El Toukabri
Dramaturgie et surtitrage : Elke Janssens
Lumières : Marjolein Demey, Jan Lauwers
Son : Ditten Lerooij, Marc Combas
Traduction française : Olivier Taymans
Conseil dramaturgique : Jef Lambrecht, Lucas Catherine, Taha Adnan
Crédits photographiques : DR
Informations pratiques
– Public : à partir de 16 ans
– Durée : 2h30 (entracte compris)
– Spectacle en anglais, arabe, flamand, français, norvégien, tunisien surtitré en français.
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Le spectacle a été créé le 12 mai 2015 au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles.
Tournée
- 11-22 octobre 2017 : La Colline (Paris)
- Mardi au samedi à 20h30, dimanche à 16h
- 9-10 février 2018 : Teatros del Canal (Madrid)