Le petit théâtre de l’Empereur
Où notre chroniqueur, à la faveur du bicentenaire de la mort de Napoléon, tente de récapituler comme il peut le rapport de l’Empereur en exil au théâtre français.
Trois brèves notes liminaires…
Je dis par exception le théâtre petit, car on ne peut contester à Napoléon, quelque opinion qu’il inspire, que son grand théâtre est la France, l’Europe, le monde, l’histoire. Il s’agit pourtant ici, réellement, de théâtre ; et de ce qu’en dit, à maints endroits, Las Cases dans son Mémorial de Sainte-Hélène. Emprisonné, Napoléon fait lui-même le théâtre ; les livres, dirait-on, suffisent…
Je note en passant que dans Les chênes qu’on abat, De Gaulle aussi, à Colombey, après sa démission, avouait à Malraux relire, en surplus de Chateaubriand, du théâtre (« moi qui n’aime guère le théâtre, je ne relis actuellement que des poèmes dramatiques »), Eschyle, Shakespeare, un peu Claudel, et Sophocle — « autre général »…
Le même Malraux déclarait en 1956 que notre civilisation était incapable de construire un temple ou un tombeau ; à l’heure où il est question d’exposer un squelette de cheval en plastique au-dessus du tombeau de l’Empereur aux Invalides, quelques années après que des guignols bariolés ont couru entre les tombes à Douaumont devant Hollande et Merkel, il est à craindre que nous ne soyons plus capables de simplement les « garder ».
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Nous sommes en 1816. Les Britanniques ont traîtreusement exilé l’Empereur, quelques fidèles compagnons et sa suite modeste sur l’affreuse île de Sainte-Hélène, dans l’Atlantique-Sud, à 2000 kilomètres à l’ouest de la Namibie.
Les distractions n’abondent pas et souvent, le soir, l’Empereur fait la lecture. Il y a l’Iliade et surtout l’Odyssée, qui commence, on s’en souvient, par l’évocation de la captivité d’Ulysse sur l’île de Calypso…
L’Empereur lit quelques comédies, commence ici L’Avare, plus loin Les Femmes savantes ; mais c’est aux tragédies surtout qu’il revient.
« L’Empereur est ravi de Racine, il y trouve de vraies délices ; il admire éminemment Corneille, et fait fort peu de cas de Voltaire, plein, dit-il, de boursouflure, de clinquant, toujours faux, ne connaissant ni les hommes, ni les choses, ni la vérité, ni la grandeur des passions. »
« La tragédie, disait-il avec chaleur, échauffe l’âme, élève le cœur, peut et doit créer des héros. Sous ce rapport, peut-être, la France doit à Corneille une partie de ses belles actions ; aussi, Messieurs, s’il vivait, je le ferais prince. »
Napoléon prend le temps de lire et d’émettre des jugements argumentés. Las Cases rapporte, sans la moindre nuance, d’ailleurs, ce que l’Empereur avait dit au grand comédien de tragédie Talma :
« Et alors, c’était lui qui donnait à Talma des leçons sur son art. « Racine, lui disait-il, a mal à propos chargé Oreste en niaiseries, et vous le chargez encore davantage ; dans la Mort de Pompée, vous ne jouez pas César en grand homme ; dans Britannicus, vous ne jouez pas Néron en tyran, etc. » Et tout le mode sait que ce grand acteur a fait en effet, depuis, de grandes corrections dans ces rôles fameux. »
Il n’aime pas Voltaire, donc. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’il ne prend pas le temps de le lire et relire, jusqu’au dégoût, parfois, dit Las Cases.
En juin 1816 : « Si Voltaire surtout avait régné sur ses contemporains, disait-il, s’il avait été le héros du temps, c’est que tous alors n’étaient que des nains. »
Pire encore en août : « Il est étonnant, pour revenir à Voltaire, disait-il, combien peu il supporte la lecture. Quand la pompe de la diction, les prestiges de la scène ne trompent plus l’analyse ni le vrai goût, alors il perd immédiatement mille pour cent. »
(Ah, oui, la pompe de la diction — enfin, ce qu’il en reste — et les prestiges de la scène devenus effets spéciaux ou presque ne trompent rien moins que l’analyse et le vrai goût. Exactement. Le spectacle étale ses séductions, sa verroterie d’illusions.)
Mais en novembre de la même année, après avoir lu l’Agamemnon d’Eschyle, « dont il a fort admiré l’extrême force, jointe à la grande simplicité », et l’Œdipe de Sophocle : « Il est passé de là à l’Œdipe de Voltaire, qu’il a beaucoup vanté. Cette pièce lui présentait, disait-il, la plus belle scène de notre théâtre. Quant à ses vices, les amours si ridicules de Philoctète, par exemple, il ne fallait point en accuser le poète, mais bien les mœurs du temps et les grandes actrices du jour, qui imposaient la loi. »
L’amour, de fait, n’a pas sa faveur en fait de tragédie et il n’est pas jusqu’au grand Racine, « son favori » pourtant, dit Las Cases, qui ne reçoive sa critique, après qu’il a lu les plus beaux morceaux d’Iphigénie, de Mithridate et de Bajazet :
« “Bien que Racine ait accompli des chefs d’œuvre en eux-mêmes, a-t-il dit en finissant, il y a répandu néanmoins une perpétuelle fadeur, un éternel amour, et son ton doucereux, son fastidieux entourage ; mais ce n’était pas précisément sa faute, ajoutait-il, c’était le vice et les mœurs du temps. L’amour alors, et plus tard encore, était toute l’affaire de la vie de chacun. C’est toujours le lot des sociétés oisives, observait-il. Pour nous, nous en avons été brutalement détournés par la révolution et ses grandes affaires.” Chemin faisant, il avait condamné aussi tout le fameux plan de campagne de Mithridate : « Il pouvait être beau comme récit, disait-il, mais il n’avait point de sens comme conception.” »
Pas question de donner à Racine le quitus que Turenne, sortant de Sertorius, avait jadis donné à Corneille, en demandant admiratif où il avait appris l’art de la guerre ; avis que Napoléon ignorait peut-être, mais qu’il ne semble pas remettre manifestement en cause :
« Après dîner l’Empereur nous a lu les Horaces, que notre admiration a souvent interrompus. Jamais Corneille ne nous avait semblé plus grand, plus beau, plus nerveux que sur notre rocher. »
C’est avec la comédie que l’Empereur a du mal (il ne vient d’ailleurs à bout d’aucune des trois pièces qu’il commence de lire) ; il en sait évidemment le pouvoir de nuisance, de clivage. Fort peu sujet personnellement à la dévotion, mais connaissant bien sûr son utilité politique, Napoléon en exil continue de lire comme un chef d’État ; voici ce qu’il dit du Tartuffe (je conserve ici, comme plus haut, la graphie de Las Cases) :
« Après dîner, il nous a lu le Tartufe ; mais il n’a pu l’achever, il se sentait trop fatigué : il a posé le livre, et après le juste tribut d’éloges donné à Molière, il a terminé d’une manière à laquelle nous ne nous attendions pas. “Certainement, a-t-il dit, l’ensemble du Tartufe est de main de maître ; c’est un des chefs d’œuvre d’un homme inimitable ; toutefois cette pièce porte un tel caractère, que je en suis nullement étonné que son apparition ait été l’objet de fortes négociations à Versailles, et de beaucoup d’hésitation dans Louis XIV. Si j’ai le droit de m’étonner de quelque chose, c’est qu’il l’ait laissé jouer ; elle présente, à mon avis, la dévotion sous des couleurs si odieuses ; une certaine scène offre une situation si décisive, si complètement indécente, que, pour mon propre compte, je n’hésite pas à dire que, si la pièce eût été faite de mon temps, je n’en aurais pas permis la représentation.” »
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018.