Le metteur en scène, la table et la vodka
Où notre brave chroniqueur dialogue avec son vil avatar en une improvisation matutinale qui prend à un moment, on ne sait pourquoi, la forme d’un conte très approximativement philosophique.
— J’évite les théâtres et les conversations.
— Et cela va durer longtemps, cette façon de faire la tête, improductive et infantile ?
— Cela se peut ; cela ne dépend pas de moi.
— Tu es toujours plus innocent que tout le monde. De quoi cela dépend-il ?
— Je ne sais pas encore ; je n’ai pas arrêté mes critères ; qu’au reste modifiera ma fantaisie.
— Parce qu’en plus, cela n’est pas sérieux ?
— Si. Qu’est-ce qui serait plus sérieux que ma fantaisie ?
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— Au moins, sais-tu ce que tu fuis ?
— Je crois. Mais pourquoi devrais-je m’exposer à te le dire ? Que ferais-tu d’une telle information ? Ne te servirait-elle pas à jeter le discrédit sur moi ? Pourquoi, au reste, dans cette obscure époque, poser une question claire ?
— Un homme comme toi aurait donc encore quelque chose à faire de son crédit ? Tu as besoin de toucher des crédits de ceux-là mêmes que tu méprises ? Tu ne veux pas nommer, donc, ce que tu fuis.
— On se tromperait sur ce que c’est. Les noms ont été galvaudés, on a changé les définitions. Plus exactement, on les change sans cesse, pour à toute heure les faire servir aux objectifs du moment.
— Je vois. Même le vocabulaire est contre toi.
— Il me reste encore peut-être la liberté de ne pas m’exprimer.
— Je ne parlerai pas de paranoïa, parce qu’il est inconvenant de psychiatriser l’adversaire ; ce que je suis en train de faire, au demeurant, je sais bien.
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— Tu fuis les théâtres et les conversations, donc.
— Pardon, je les évite, c’est assez différent.
— Tu joues sur les mots.
— Encore heureux.
— Pourtant, tu parles bien avec moi, en ce moment même ?
— Pour voir où cela mène ; si cela mène quelque part.
— Cela tourne en rond comme une idée de demi-sommeil qui revient sans cesse, plus tout à fait identique mais jamais assez différente.
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— Va donc pour cette conversation ; mais ne demeure-t-il pas un théâtre auquel tu rêves ?
— J’ai lu cette semaine un article intéressant, une fois n’est pas coutume, où l’on se demandait, à propos du dernier spectacle d’un de nos jeunes encensés, si le théâtre était un art du passé. L’auteur du papier avait l’air de ne pas douter que le spectacle qu’il avait vu était bien du théâtre, ce qui est, je te prie de le noter, son droit le plus strict.
— Mais ? Que sous-entends-tu ?
— Rien de vilain, cette fois. Simplement que la question est sans doute de savoir si une chose est une chose parce qu’elle correspond immédiatement à l’idée qu’on a de cette chose, ou si la chose doit garder le même nom à mesure qu’elle est modifiée, ses modifications successives l’éloigneraient-elles considérablement de son idée initiale. À ton tour de répondre : sur quoi sont donc posés nos deux verres de matutinale vodka ?
— Sur une table, andouille.
— Nous sommes d’accord. Maintenant, imagine que j’ôte à cette table ses quatre pieds et que, me munissant d’une scie, je découpe le plateau en, je ne sais pas, vingt morceaux identiques. Ce tas de bois de vingt-quatre morceaux (avec les pieds) est-il encore une table ?
— Oui.
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— J’ai vu le piège, évidemment, et j’ai répondu « oui » de justesse. Je suis moderne, moi.
— En effet. J’ai bien vu que tu aurais spontanément répondu « non », mais que tu t’es rattrapé de justesse, sur le point de balancer dans le camp des conservateurs ! Il faut bien vivre avec son temps, et tenir le discours adéquat. Même s’il n’a plus aucun sens. Je suis curieux de voir les photos de ton prochain dîner où tes convives et toi-même poserez en équilibre précaire assiettes et verres sur les bouts de bois susmentionnés et qui, selon toi, sont toujours une table.
— Je le ferai. Ce sera expérimental, au moins. Ne viens-tu pas, en creux, de te définir toi-même comme un conservateur ?
— Je ne crois pas.
— Je suis admiratif de tant de mauvaise foi.
— On admire ce qu’on peut. La réalité est tout autre, évidemment. Tandis que nous devisons d’ailleurs, et puisqu’on n’arrête pas le progrès, tes vingt-quatre bouts de bois ont été placés dans une machine à fabriquer des copeaux, et sont conséquemment ressortis, car il demeure tout de même une logique, sous la forme de copeaux. Ils sont évidemment toujours une table.
— Évidemment oui. Et cette fois, je suis sérieux.
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— Évidemment oui. Et cette fois, je suis sérieux : c’est ce qu’on appelle une table qui a changé. Imagine que je sois né hier, et que je grandisse dans un monde où ce grand sac de copeaux est ce qu’on appelle « table », ne puis-je pas imaginer que, de ce qu’un artiste va faire de ces copeaux, puisse correspondre à la définition d’« arts de la table » ?
— Et tu me reproches de jouer sur les mots, c’est admirable !
— Je ne t’ai rien reproché ; j’ai constaté. Un metteur en scène fait-il aujourd’hui autre chose que ce que je viens de dire ? La vieille table est morte, et nulle personne sensée ne peut une seconde se faire croire, arnaque à part, qu’à partir des copeaux on peut reconstituer le bois massif dont la table originelle était faite et qui avait initialement servi à produire ces foutus copeaux. On ne remonte pas dans le temps, camarade.
— Je ne puis qu’en convenir.
— Ah ! Cette bonne foi me sidère. Le metteur en scène dont je parle dispose d’une quantité infinie de copeaux plus ou moins grossiers. Et c’est lui qui va composer avec. C’est lui, l’artiste. S’il est arrivé dans le temps après que les anciens arts ont été détruits, quelle faute lui en peut revenir ? De bonne foi, aucune. Le temps des grands ébénistes est terminé, l’artisanat est mort ; même le théâtre dans sa dimension monumentale nécessite des moyens colossaux, s’il ne veut être en reste.
— Et pourquoi donc, je te prie, si les conditions sont celles que tu dis, ce dont d’ailleurs je doute, ne voudrait-il pas être en reste, le théâtre ? Qu’y aurait-il de plus et mieux souhaitable que d’être en reste, et de ne s’associer en rien, ou bien le moins possible, à ce funeste branlotage de copeaux ?
— Mais reste en reste, mon vieux. Mais ne demande pas aux artistes de notre temps une nostalgie de cela même qu’ils n’ont pas connu ! C’est pour les aider, d’ailleurs, et les légitimer mieux, que la bienveillance moderne les a coupés de la connaissance historique : il ne manquerait que cela, que ces copeaux ne soient pas une vraie table. Notre metteur en scène, quand il se met à table, bouffe à même la sciure de la caisse du chat ! C’est dégueulasse, bien sûr, de ton point de vue, mais pourquoi s’opposer à son bonheur, après tout ?
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— Mais parler tant m’a donné soif. Redonne-moi, je te prie, un peu de cette excellente vodka.
— Voilà, mon cher.
— Pouah ! Mais elle est dégueulasse ! C’est immonde.
— Sans doute est-ce que le temps passe vite, dans notre pseudo-post-théâtre, et qu’il est arrivé à la production de cette vodka la même chose qu’il est arrivé à la production de tables ! De sorte qu’il est possible que tu viennes de boire la pisse du chat, pisse de chat que tu pourrais être amené à rapidement regretter, au vu de l’évolution de la fabrication de la vodka… Mais, d’un autre point de vue métaphorique, tu viens d’avaler une bonne rasade de mise en scène à la pointe de la modernité ! Je vais à présent te rassurer, et t’expliquer à quel moment tu t’es considérablement fourvoyé. J’ai parlé de découper cette table en vingt-quatre morceaux de bois, puis de prendre ces vingt-quatre morceaux de bois et de les transformer en copeaux. Tu es bien d’accord ? Jusque là tu me suis ?
— Cette fois, oui.
— Il s’est passé exactement ici, que tu as supposé un enfant né dans ce monde où les copeaux sont nommés table ; enfant qu’ensuite tu as préféré, oh, je sais, pour le protéger, par bienveillance comme on dit, couper de la connaissance du passé. C’était déjà fort con. Mais il y a pire : ce que tu as fait, en réalité, c’est que tu as supposé que toutes les tables du monde avaient subi le sort de ma table ; et supposé conséquemment un monde bâti sur cette… si j’ose dire… table rase. Or, c’était ma table, modestement, que j’avais supposée en morceaux. La mienne. Pas toutes les tables. Si je détruis ma table, je ne détruis ni toutes les tables, ni l’idée de table. Toi seul te méprises assez, finalement, pour trouver mieux, parce que c’est comme ça, de manger à même la sciure et de regarder des spectacles idiots à gros budgets auxquels tu accèdes grâce à ta vaccination. Quant à la pisse de chat dans la bouteille de vodka, tu es déjà en train de t’y habituer, parce que le temps passe très vite ici, et comme dit notre époque, dans sa langue de merde, there is no alternative, on n’a pas le choix.
— Salaud.
Post-Scriptum : Lisez Copeau.
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018.