Le jugement romanesque de Chaïm Rumkowski
Un homme mystérieux demande à un écrivain polonais contemporain d’assister à un étrange procès, celui de Chaïm Rumkowski, ancien responsable du ghetto de Łódź, auteur du fameux discours : « Donnez-moi vos enfants ». Le roman d’Andrzej Bart, onirique et réaliste à la fois, ne donne pas de solution toute prête, mais joue à déstabiliser sans cesse le lecteur. Du grand Théâtre selon Pascal Adam.
« — Imaginez-vous Moïse donner l’ordre de jeter des enfants juifs sous les roues des chars égyptiens pour retarder la poursuite de ceux qui sortaient d’Égypte ?
— J’ai peur de pouvoir me l’imaginer…
L’avocat prononça ces mots à voix basse, mais ils résonnèrent comme un coup de feu. »
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Voilà, quitte à être un peu abrupt, de quoi parle au fond La fabrique de papier tue-mouches, d’Andrzej Bart.
Il est question, ainsi que le titre ne l’indique pas du tout, du ghetto de Łódź et de son président Chaïm Rumkowski – décédé en août 1944.
Et du procès, évidemment impossible, mais foutraque, drolatique et finalement profond, de ce dernier, en… 2007.
Le roman d’Andrzej Bart fait ici, si l’on veut bien considérer que le théâtre crève la tronche carrée dans les chiottes de l’idéologie, ce que seul le roman, désormais, peut faire : il fait revenir les morts et ceux-ci sont plus vivants que les vivants.
C’est d’ailleurs au roman, par l’intercession tout à coup du grand Shakespeare venu clore la session de ce tribunal peu ordinaire, qu’il reviendra de rédimer le théâtre !
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Un narrateur, à moins que ce ne soit Andrzej Bart lui-même, se voit mystérieusement proposer une somme d’argent importante pour se rendre à Łódź assister au procès de Chaïm Rumkowski. Il y arrivera en retard et n’assistera d’ailleurs pas à toutes les séances, tombant amoureux de la belle Dora (revenue pour l’occasion, ainsi que toutes autres personnes présentes, d’entre les morts) et partant avec elle sur les traces du passé dans le Łódź d’aujourd’hui…
Mais par la grâce du roman, en suivant les regards et pensées très différents de Regina, la jeune épouse de Rumkowski, et de Marek, leur enfant adopté, nous assisterons tout de même à ce procès étrange, où un juge anonyme, mais dont les pouvoirs se révèleront frôler l’omniscience, flanqué du procureur Wilski et de l’avocat Bornstein – dont la plaidoirie finale sera pour le moins inattendue –, fait se succéder les témoins.
La plupart sont d’anciens habitants et travailleurs du ghetto, mais parfois aussi de grands intellectuels, comme Hannah Arendt, que le juge prend un plaisir roué à égratigner quelque peu dans sa présentation :
« — Je ne cache pas avoir désiré faire votre connaissance. Vous avez en effet été une proche d’Emmanuel Kant ?
— De Heidegger. Et je ne vois pas ce que vous comprenez par proche. »
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Ces revenants, d’ailleurs, semblent être eux aussi sujets à la mort (si une telle chose se dit). Et on peut lire, à tel moment que Regina craint que son accusé de mari ne tienne pas le coup :
« Regina se demanda à nouveau si en cas de besoin on trouverait un médecin dans la salle. Cherchant des yeux, elle aperçut avec soulagement le docteur Zacharias qui avait même un stéthoscope autour du cou. Rien d’étonnant car, si sa mémoire était bonne, il avait été tué alors qu’il auscultait un patient. »
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Il s’agit d’établir, dans ce procès très peu formel que l’avocat Bornstein ose tout de même qualifier de tribunal du jugement dernier, la culpabilité ou non de Rumkowski et, partant, d’élucider le point de savoir si son action devait ou non être menée. Jusqu’où faut-il aller, jusqu’à quelle monstruosité, « remettre les enfants et les personnes âgées » aux autorités allemandes, pour retarder l’extermination de tous, et vivre ainsi plus longtemps (il est certain que le ghetto de Łódź s’est éteint bien après les autres et qu’on a sans doute pu un temps espérer qu’avec une avancée un peu plus rapide des troupes soviétiques…) ?
Il est évident que le roman, onirique et réaliste à la fois, ne donne pas de solution toute prête, mais joue à déstabiliser sans cesse le lecteur. L’admirable insolence de l’auteur va même jusqu’à faire « visionner » à l’assistance le film du discours de Rumkowski : « Donnez-moi vos enfants » ; film que son épouse commente en professionnelle du théâtre :
« — […] J’ai réussi une seule chose : les enfants de dix ans et plus ne seront pas soumis au décret. Que cela soit une consolation…
Tout le monde put voir Chaïm essuyer la sueur sur son front avec le mouchoir qu’elle lui avait mis dans la veste. Elle n’aurait pas dû le faire. S’il n’avait rien trouvé dans sa poche et s’était essuyé avec la main, il aurait eu l’air plus authentique. »
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Nous verrons même, pour clore la pièce de Shakespeare dont le juge lui-même a souhaité qu’elle soit la session de clôture du tribunal, pièce composée de morceaux de Troïlus et Cressida, de Coriolan, du Roi Lear, de Richard III, Rumkowski sur la scène, personnage shakespearien incarné par un comédien, jouer devant l’accusé Rumkowski, dont nous savons bien qu’il n’est lui aussi qu’un fantôme :
« — Sachez que je n’ai pas été votre roi mais votre père, un père qui au-dessus de lui avait un bourreau sévère. Et un accord a été passé avec le bourreau pour vous sauver d’une mort certaine. Je sais que j’en ai péri, et que vous avez aussi péri, mais quelqu’un aurait-il souhaité prendre ma place ? Quelqu’un a-t-il essayé de relever ce défi ? Que celui qui ne serait pas tombé ou n’aurait pas plié devant lui, qu’il se montre et me jette la pierre. Aura-t-il pris sur lui ce fardeau terrible pour lequel chacun me qualifie de misérable, en fourbissant de sauvages accusations ? Je n’avais qu’une direction : le salut des juifs, et pour cela vous voulez me recracher ? c’est sur votre sort, et non le mien, que je pleure. »
Théâtre, me direz-vous.
Mais justement : Théâtre.
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Finalement, la liberté du romancier Andrzej Bart me fait penser à la légèreté rouée, désinvolte aussi, du petit Marek de son roman :
« Il finit par s’ennuyer, et dès qu’une certaine confusion se fit dans le couloir, il prit le risque de franchir la ligne qui n’existait pas mais que personne n’osait franchir. Il marcha sans hâte comme quelqu’un qui dispose d’un laissez-passer. Cela réussit, car personne ne l’arrêta ni ne cria après lui. »
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Andrezj Bart, La fabrique de papier tue-mouches, traduit du polonais par Erik Veaux, Éditions Noir sur Blanc, coll. La bibliothèque de Dimitri, 19 €.
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.