Le grand corps vivant des spectateurs

Le grand corps vivant des spectateurs
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Mieux vaut être seul que mal accompagné… De l’avis de notre chroniqueur Jean-Pierre Han, l’adage semble aussi valable pour le théâtre, pourtant art collectif par excellence. Avec qui faut-il aller au théâtre ? Quels sont les risques ?

Vagabondage théâtral

Je suis rarement accompagné dans mes sorties au théâtre. Ce n’est pas volonté de ma part de jouer les loups solitaires, mais j’avoue avoir beaucoup de mal à trouver la bonne personne – pas toujours la même suivant le spectacle –, capable de respirer au même rythme que moi durant le temps de la représentation. Et alors, me dira-t-on, que faites-vous de l’idée de partage propre à l’art théâtral, alors que vous vous y rendez seul ? Justement, rien ne m’est plus pénible que d’être assis à côté de quelqu’un avec lequel vous ne partagez absolument pas le même plaisir ou le même ennui durant le spectacle. Je passe mon temps à épier ses réactions, tremblant de peur d’être en totale contradiction avec ses impressions, tout cela, bien sûr, au détriment de ce qui se passe sur scène. Pour peu que le quelqu’un (ou la quelqu’une) en question commence à se ronger les ongles et à se tortiller, si ce n’est à sombrer dans un sommeil profond, et me voilà saisi d’un sentiment de culpabilité de l’avoir traîné là, comme si, d’une certaine manière, j’étais responsable de cet état de choses. Responsables, me dira-t-on, de toute façon nous le sommes tous dans une salle de théâtre, qu’on le veuille ou non, embarqués que nous sommes dans la même galère…

Les mauvaises ondes émises par la personne qui vous accompagne sont terrifiantes et vous gâchent définitivement votre plaisir. À force d’être toujours sur le qui-vive, vous finissez par ne plus savoir où vous (en) êtes ! Du coup, je comprends mieux que l’on trouve parmi les plus fidèles spectateurs, de vieux couples (j’en ai connu, comme celui que la critique Raymonde Temkine formait avec Valentin, son mari) : eux au moins se connaissent, peuvent quasiment prévoir les réactions de l’autre – bonnes ou mauvaises – et s’accordant avec les vôtres ou non. Aucun danger et aucune mauvaise surprise possible. Mais il faut au bas mot trente ans de vie commune pour en arriver à ce stade ! 

Dans ces conditions, il vous faut, avant d’inviter quelqu’un à vous accompagner pour voir telle ou telle représentation, se demander si celle-ci correspond bien à ses goûts et à ses attentes. C’est, en fin de compte, porter un jugement avant d’avoir vu le spectacle, et prétendre bien connaître la personne que vous invitez…

Pour ce qui est des autres et anonymes spectateurs auprès desquels vous êtes assis, évitons pour le moment d’en parler, mais le fait est que leur présence ne peut qu’influer sur votre propre comportement et appréciation du spectacle. Rien de plus normal puisque le public, le dira-t-on assez, est un corps vivant qui respire, bruyamment parfois, soupire, remue, s’agite, émet parfois de mauvaises odeurs, râle, rit sous cape, corps recroquevillés sur les sièges saisis de légers tressaillements. Ça ne cesse de vibrionner… Demandez donc leur avis aux comédiens : ils ne feront que confirmer la chose. Difficile de dompter la bête et d’assurer une certaine unanimité. En cas de désaccord, le spectacle peut se transporter dans la salle, et l’on pourra, dans le meilleur des cas, assister à de véritables batailles rangées. C’est ce que l’on appelle le spectacle vivant…

Jean-Pierre HAN

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Critique dramatique et rédacteur en chef des Lettres Françaises, directeur de la publication et rédacteur en chef de Frictions, Jean-Pierre Han est une des plumes incontestées du monde théâtral, privilégiant une approche essentiellement politique. “Vagabondage théâtral” est sa chronique mensuelle pour les lecteurs de Profession Spectacle.

Jean-Pierre Han - Vagabondage théâtral


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