Le Gorille des Jodorowsky : une gestuelle au service de la confusion identitaire
Parmi les nouveautés de cette rentrée, difficile d’ignorer Le Gorille au Lucernaire, pièce interprétée par Brontis Jodorowsky et mise en scène par son père Alejandro : la tragédie du gorille est celle de tous les exclus, de tous les exilés, de tous les « différents », ceux qui – pour être acceptés – doivent sacrifier jusqu’à l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes.
Publié le 17 juillet 2016 – Mis à jour le 5 septembre 2019
Le voici, ce gorille, surgissant sur la scène, habillé en trois-pièces et bien coutumier de la moindre de nos politesses. Au spectateur d’incarner cette académie qui l’auditionne, l’écoute raconter sa vie et son histoire. Celui qui est désormais – administrativement – aussi humain que nous, preuve en est sa carte d’identité brandie fièrement et rageusement, est présent pour recevoir une distinction honoris causa célébrant son parcours d’animal hors-norme.
Le parti de faire rire
Capturé dans la forêt africaine, trimballé de filet en cale, de cale en cage, le gorille est destiné à finir ses jours dans le zoo de Hambourg. Rendu fou par l’enfermement, il décide de se transformer, de devenir homme. Avec acharnement, il observe et apprend à parler, à serrer la main… Grandissant en savoir autant qu’en notoriété, le singe devient star du music-hall, homme libre, réussissant même avec brio une carrière d’industriel millionnaire. C’est dans cette même quête de connaissance que l’animal s’imprègne aussi de nos vices les plus humains… Manipulant, exploitant et méprisant ceux qui l’entourent, il finit par réaliser l’absurdité de la condition humaine et de ses prétentions. Oscillant sans cesse entre la fierté de s’être « élevé » hors de sa condition simiesque et une rage animale face aux bourreaux de son esprit, l’homme-singe parle, mime son histoire, pleure et crie en exploitant tout l’espace que la tribune lui consacre.
Alejandro Jodorowsky prend d’abord le parti de faire rire, plus encore que dans l’œuvre de Kafka, face à ce « monstre inoffensif » qui se caricature lui-même. Mais la tragédie du gorille est celle de tous les exclus, de tous les exilés, de tous les « différents », ceux qui – pour être acceptés – doivent sacrifier jusqu’à l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes.
Le jeu de la confusion identitaire
À ces fins, Jodorowsky père convoque deux éléments primordiaux. Tout d’abord le jeu de la confusion identitaire : en imaginant un regard animal sur le monde des hommes, tout en révélant la part bestiale de ceux-ci, Alejandro Jodorowsky alterne les points de vue ; il bascule entre les souvenirs narrés du gorille – sa découverte progressive du monde humain – et les prises à partie des savants et de l’audience, à la fois brutales et réfléchies. On glisse comme ce gorille entre un émerveillement naïf et une descente aux enfers morale.
Le plus grand atout de la pièce réside dans la prise à bras-le-corps du sujet, qui s’exprime par l’importance capitale du jeu de mime et du travail physique de Brontis Jodorowsky. Nulle surprise pour qui connaît l’acteur et son obsession de la corporalité de l’imagination, une vision quasi-mystique transmise par Alejandro, lui-même ayant appris le mime, cet « art silencieux qui fait voir l’invisible », auprès d’Étienne Decroux et Marcel Marceau.
La précision et les ressources que Brontis déploie dans sa gestuelle dès la première seconde nous plongent avec une facilité désarmante dans son monologue profondément visuel. Le Gorille se berce de souvenirs et mime ses anciens gestes, nous transportant dans une jungle dense et sauvage. Puis, d’un élan imprévisible, fait mine de jeter sur un spectateur la première chaise qui lui tombe dans les mains, dès lors qu’un souvenir trop humiliant le traverse… Une incarnation physique sans faille, servie par un costume et quelques prothèses bien efficaces – puisque perturbantes.
Une leçon de morale un peu floue
La mise en scène, pragmatique, joue l’efficacité. Le jeu de Brontis est servi par un jeu de lumières ciblées et de musiques de showbizz, parfois un tantinet superflues. Quelques faiblesses d’une leçon de morale un peu floue sont également à regretter. Si le discours se perd parfois dans quelques constats un peu faciles sur la société contemporaine et la vanité humaine, le véritable enjeu est bien formulé par Alejandro Jodorowsky : « Il m’a semblé que Kafka ne donnait pas à son singe l’opportunité de s’exprimer, de se révolter, de se réaliser dans la prise de conscience que le bonheur consiste à être ce que l’on est et non ce que les autres nous imposent d’être ».
Malgré ces quelques aspects caricaturaux, le Gorille des Jodorowsky parvient à emporter le spectateur dans une bestialité libératrice, à l’image de ce mutant mi-gorille, mi-homme, qui extirpe son visage entre les barreaux d’une cage qui nie jusqu’à son existence. La pièce nous offre ainsi un aperçu du bien que l’homme pourrait acquérir à se souvenir de certains instincts perdus. En ce sens, nous y voyons comme un appel à redéfinir des questions aussi importantes que l’intégration, l’identité et la reconnaissance.
SPECTACLE : LE GORILLE
Création : 2010
Durée : 1h10
Public visé : à partir de 12 ans
Texte : Alejandro Jodorowsky, d’après Franz Kafka
Mise en scène : Alejandro Jodorowsky
Avec Brontis Jodorowsky
Compagnie Théâtre du Tournant : theatredutournant@gmail.com
Diffusion : Isabelle Decroix au 06 16 28 82 77 et i.d.prod@sfr.fr
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Spectacle vu en juillet 2016 au Off d’Avignon.
– Du 4 septembre au 3 novembre 2019 à 21h : Lucernaire (Paris)
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