“Le génie des bois” de Tchekhov : l’esquisse optimiste et oubliée de Vania
Rarement monté car éclipsé par Oncle Vania, Le génie des bois en est l’esquisse optimiste, l’énergie et la fougue avant la pesanteur et la désillusion. Un portrait de ce qu’aurait pu être la Russie, si l’élan vital et la force n’avaient été vidés de leur sang par la résignation.
Dans le cadre de son intégrale Tchekhov, qui a débuté en janvier 2019 et s’achève à la fin du mois de juin, le théâtre du Nord-Ouest fait (re)découvrir au spectateur une pièce rarement montée, Le génie des bois. Rarement montée car éclipsée par Oncle Vania dont elle est l’esquisse optimiste. Olivier Bruaux en livre une mise en scène très proche du texte, très réaliste et convaincante, donnant à voir au spectateur le monde de Tchekhov tel que se l’imagine aisément son lecteur. Une pièce à découvrir absolument et urgemment.
Avant le désenchantement…
Pour les familiers de l’auteur russe, et pour tous ceux qui désirent entrer dans son œuvre et pénétrer dans son monde, passionnante est la route qui mène du Génie des bois à Oncle Vania. Car si la seconde pièce reprend très largement le texte et les personnages de la première, au point que des passages entiers sont identiques, un subtil déplacement se produit de l’une à l’autre, déplacement qui a à voir avec la gravité, la pesanteur.
En effet, alors que Le génie des bois est, malgré les prémisses de l’inertie qu’elle donne à voir, dominé par l’énergie, la fougue et l’optimisme du personnage qui donne son nom à la pièce, Oncle Vania est tout entier consacré au spectacle de la paresse, de l’apathie, de l’immense lassitude qui ôte toute force et tout désir d’œuvrer. La pesanteur qui, dans Le génie des bois, habitait certains personnages mais n’atteignait pas le principal, a définitivement gagné la partie dans Oncle Vania, dont le personnage principal n’est plus « le génie des bois », ce médecin idéaliste et amoureux de la Russie éternelle et sauvage, mais cet oncle qui semble n’avoir plus même la force de quitter un monde qui l’emplit pourtant de dégoût.
Dans Le génie des bois, cet oncle est un personnage secondaire dont le suicide n’émeut finalement qu’assez peu ses proches et se trouve vite oublié et recouvert par l’optimisme du personnage principal et la fin heureuse qu’a voulue Tchekhov. Une inversion se produit dans Oncle Vania, qui semble être la conséquence directe et la traduction fidèle du désenchantement de l’auteur lui-même : de secondaire qu’il était, l’oncle devient le personnage principal tandis que le médecin rempli de l’énergie à déplacer les montages et replanter les forêts, de principal qu’il était, n’est plus qu’un personnage secondaire dont l’alcoolisme a tué l’espoir et l’énergie.
La belle mise en scène d’Olivier Bruaux montre efficacement et éloquemment cet écart : malgré le suicide que nous avons mentionné, malgré l’aigreur du vieux professeur et le lymphatisme de sa pourtant jeune épouse, son génie des bois laisse en effet au spectateur une impression d’allégresse, de légèreté, de vitesse même qui finalement montrent ce qu’aurait pu être le monde et le théâtre de Tchekhov, ce qu’aurait pu être sa Russie, si l’élan vital et la force n’avaient été vidés de leur sang par la résignation.
Quand l’énergie rencontre la fatigue
Tout au long de la pièce, du moins jusqu’au suicide de Voïnitzki (qui deviendra Oncle Vania), ce sont deux pôles qui se font face et se côtoient sans se mêler, sans même, semble-t-il, s’influencer et s’altérer.
Le premier pôle est celui de la vanité et de la fatigue, de la fatigue de vivre, qu’incarnent et portent Voïnitzki, le professeur Sérébriakov et sa jeune épouse Eléna Andréevna : ceux-là, très bien interprétés par Hervé Hague, Joseph Dekkers et Laetitia Leloutre, vivent dans un monde et un esprit usés, qu’ils en soient douloureusement et ironiquement conscients comme Voïnitzki ou Eléna Andréevna ou qu’ils laissent d’autres révéler leur inutilité, comme Voïnitzki le fait du professeur (« vingt-cinq ans qu’il oscille entre le vide et le néant »).
Il y a au fond, dans les premiers, un terrible sentiment d’inutilité et de vanité (pour Voïnitzki ce sentiment ne fera que croître et le mènera au suicide, peu après qu’il aura réalisé avoir travaillé pour rien en raison de la décision du professeur de vendre son domaine) et dans le second le spectacle de la vanité.
Le second pôle est celui de la fougue et de l’énergie, une énergie débordante et qui semble parfois, de ce fait, brouillonne et excessive, impétueuse et incontrôlée. Cette fougue et cette énergie donnent à la pièce son tempo rapide et son allégresse : elles animent le génie des bois (Edouard Ediber), Sonia (Zoe Pacea Minea), Youlia (Daria Konstantinova) et Fédor Ivanovitch (Léo Curci), dont le jeu rapide et vif souligne par contraste la langueur et l’usure des autres personnages.
Des fenêtres de confinement
Nous avons dit plus haut que la mise en scène d’Olivier Bruaux est très réaliste : elle l’est en effet, donnant à voir au spectateur les personnages et les décors tels que peut aisément se les imaginer le lecteur de la pièce. Ce parti-pris de fidélité à l’auteur, de fidélité à son texte, nous semble très pertinent dans le cadre d’une intégrale destinée à faire découvrir l’ensemble de son œuvre théâtrale.
Plusieurs scènes revêtent cependant une dimension qui est également symbolique et parfois même discrètement religieuse. On doit à cet égard au metteur en scène d’avoir parfaitement su exploiter le décor en utilisant les niches surélevées qui y sont pratiquées pour représenter deux moments crépusculaires.
Le premier est celui dans lequel le professeur Sérébriakov, qui ne parvient pas à dormir, se lamente sur lui-même, dit sourdement son horreur de la vieillesse et d’une vieillesse terne, rabougrie, environnée de gens de rien : « échouer ici, dans ce caveau, ne voir tous les jours que des gens vulgaires… Regretter le passé à tout instant, suivre les succès des autres, craindre la mort… non, je n’en peux plus ! ». Tout cela est dit par un vieil homme tassé dans son fauteuil qui apparaît dans l’encadrement d’une fenêtre obscure, son épouse debout près de lui peinant à supporter la plainte narcissique du vieil homme. Celui-ci est bien seul dans la nuit de sa vieillesse et le spectateur qui le voit ainsi à sa fenêtre le voit dans sa dernière demeure, confiné dans une fenêtre qui ne donne que sur la mort.
Fenêtre de confinement donc, qui dit bien l’étroitesse de l’espace, des cœurs, de la vie. Fenêtre de confinement dans laquelle se déroule une seconde scène fortement symbolique.
Cette scène est celle dans laquelle ses proches se pressent autour de Voïnitzki qui vient de se suicider. Là encore, la scène est vue dans le cadre d’une fenêtre donnant sur la chambre et le lit de mort de celui-ci. Lente scène, les personnages étant quasi-immobiles, si lente qu’elle en devient tableau, acquiert une dimension picturale. On voit alors la mère de Voïnitzki, Maria Vassilievna (Marie-Claude Gelin) lever les bras pour lentement, très lentement, tirer les rideaux de la chambre, dans un mouvement qui dessine comme une croix. Celle peut-être sous le poids de laquelle a définitivement ployé son fils.
Le génie des bois d’Anton Tchekhov.
Mise en scène : Olivier Bruaux
Avec Léo Curci, Edouard Ediber, Marie-Claude Gelin, Joseph Dekkers, Daria Konstantinova, Laetitia Leloutre, Zoe Pacea Minea, Hervé Hague, Olivier Salomon et Jessy Hamy.
Prochaines représentations :
– Au théâtre du Nord-Ouest (Paris) le 28 mai à 20h15, le 30 mai à 16h30, le 1er juin à 20h15, le 2 juin à 20h45 et le 18 juin à 20h45.
Crédits photographiques : DR
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