Le feu

Le feu
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Philippe Touzet est originaire de Mios, un village girondin qui, cet été, s’est retrouvé au milieu de deux incendies hors-normes à La Teste-de-Buch et à Belin-Béliet. Un retour au pays avec vue sur le réchauffement climatique.

Arrêt Buffet

Nous sommes en juillet, les mains sur les hanches, devant ma maison, je regarde au loin la fumée qui dévore le ciel. Le feu avale la forêt du côté de La Teste.

Nous sommes en août, les mains sur les hanches, devant ma maison, je regarde au loin la fumée qui dévore le ciel. Le feu avale la forêt du côté de Belin-Béliet.

Cet été, mon village, Mios, en Gironde, s’est retrouvé entre ces deux feux hors-normes qui ont été intensément relayés par tous les médias français et un grand nombre de médias étrangers.

La Teste et Belin-Béliet sont grosso modo à une vingtaine de kilomètres.

Tu tournes la tête à droite, tu tournes la tête à gauche. Le feu.

Le ciel est bleu et tout d’un coup, il devient noir. La délimitation entre le bleu et le noir semble avoir été tirée à la règle. Rectiligne. Les nuages ne peuvent rien. Ils ne peuvent pas, malgré leurs efforts, essuyer le ciel de cette suie maudite. Ils deviennent noirs, ils deviennent poussière, ils disparaissent. Le soleil lui-même, astre des astres, est attaqué de toutes parts. En sa douleur, il change de couleur. Il est orange. Et puis, au fur et à mesure, que la fumée grignote, montre les dents, mange, il devient rouge. Un rouge sans. Sans sa clarté bienveillante. Un rouge sang.

Le soleil vibre. Il donne l’impression d’hésiter. Continuer sa montée. Ou redescendre. Monter au-dessus des cendres. Descendre dans le noir.

Et puis le vent qui s’agite. Qui excite. Qui s’amuse avec les feuilles couleur de deuil. Le vent qui d’une larme peut faire la pluie. Qui d’une flamme peut faire l’incendie. Amoureux transi, il attend l’étincelle. Celle qui vient vers lui, les jours sans pluie, celle qui vient vers lui après tant de nuits. Elle vient et il devient le vent. Qui s’enflamme.

Le soir se confond avec le noir. Face à cet océan de fumée, les étoiles ont mis les voiles. Très loin. Au large. Elles naviguent à mille cieux de nous.

Un satellite clignote. Au prochain feu, il va tourner à droite.

Cette nuit, la lune n’a pas plus d’importance qu’un lampadaire allumé dans une rue déserte. Il ne manquerait plus qu’un chien céleste, une divinité canine qui lui pisse dessus pour que je signe des deux mains le pauvre tableau qu’elle m’inspire.

Au petit matin, la fumée est partout. Dans la maison, dans la chambre, dans le lit. J’ouvre les volets et je vois que la fumée a volé le jour. Le brouillard matinal s’est incliné. Il a battu en retraite.

Et la fumée se prend pour une belle brume.

Une tartine de fumée au petit déjeuner. Elle est partout. Elle est en nous.

Le feu brûle nos vies. Le feu brûle nos souvenirs. Le feu brûle notre avenir.

Le feu brûle notre forêt. Et quand je dis notre forêt, cela veut dire que nous appartenons à la forêt. Pas le contraire.

Enfant, j’entendais les anciens qui parlaient du feu de 49. La plupart d’entre eux avaient fait la guerre. Mais haut comme trois pommes de pin, je comprenais que face à des flammes de plusieurs dizaines de mètres de hauteur, ces hommes, anciens combattants, résistants, avaient eu peur. Vraiment peur.

Le feu brûle la vie des hommes, des femmes et des enfants. Il brûle les ailes des oiseaux.

J’ai très souvent entendu dire qu’une forêt de pins n’est qu’une suite ininterrompue et monotone d’arbres similaires. À la limite de l’infini. C’est aussi stupide que de dire qu’une foule n’est composée que de la même et unique personne. À la limite de la folie.

Chaque arbre est différent. Chaque arbre a son histoire.

Même tout gamin, je ne me suis jamais perdu dans la forêt. Il est tellement aisé de se perdre dans la foule.

Le feu brûle notre terre. Il brûle ce qui s’est passé et ce qui aurait pu se passer. En fait, le feu se fout de nous. Il se moque ouvertement de nos petites existences volatiles et fugaces.

Étincelle, flamme, cendre, poussière.

J’ai entendu plusieurs fois, durant cette période, des journalistes dire, en parlant des habitants de La Teste ou de Belin-Béliet… Ils ont tout perdu sauf la vie… Certes, mais qu’est-ce que c’est la vie sans tout ce qui fait une vie ? Vous avez toute la vie pour répondre à cette question avant qu’elle ne parte en fumée.

Mes respects aux pompiers professionnels et volontaires. Aux militaires. À tous les bénévoles, les élu(e)s. Toutes les personnes qui ont participé à cette lutte acharnée contre notre premier ami et ennemi de toujours. Le feu.

Le réchauffement climatique est là. Au-dessus de nos têtes. Sous nos pieds. À nos côtés. Cet été, je l’ai vu, entendu, senti, touché.

J’ai deux filles de 14 ans. Enfant, je me baignais à la rivière, L’Eyre. Ça m’aurait fait plaisir d’aller piquer une tête avec mes deux gamines. Mais la rivière est à sec. Enfant, je me promenais dans la forêt. Mais cet été, interdiction de se promener dans la forêt. Ou faire du vélo. Interdiction d’emprunter la piste cyclable. Ou tout simplement manger à midi sous le noyer. Mais il fait vraiment trop chaud. On déjeune dedans, volets clos.

Mes souvenirs d’enfant ne sont plus qu’un petit tas de cendres. Je souffle. Personne pour les attraper. Au vol.

Quel monde allons-nous transmettre à nos enfants ?

Philippe TOUZET

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Auteur de théâtre, scénariste de fictions radio, président des Écrivains associés du théâtre (E.A.T) de 2014 à 2019, Philippe Touzet tient une chronique bimensuelle dans Profession Spectacle depuis janvier 2021, intitulée : « Arrêt Buffet ».



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