Le festival Concordan(s)e fête ses dix ans : rencontre entre deux êtres, deux arts, deux mondes
Dans l’immense galaxie des festivals français, il existe une planète double originale : Concordan(s)e. Le festival, qui s’est ouvert hier pour s’achever le vendredi 15 avril prochain, fête cette année ses dix ans. Il propose une rencontre inédite entre un chorégraphe et un écrivain, sous l’impulsion de son créateur et actuel directeur, Jean-François Munnier.
Dix ans déjà que le festival Concordan(s)e a vu le jour au théâtre Le Colombier à Bagnolet. Depuis, de nombreux lieux ont accueilli les binômes formés par Jean-François Munnier, surnommé « le marieur » par la danseuse Raphaëlle Delaunay. Jean-François Munnier se souvient : « Le festival a évolué. Au début, ce n’était pas vraiment une commande : je m’imprégnais de créations existantes des chorégraphes et j’inscrivais l’écrivain dans ce dispositif-là. Peu à peu, j’ai souhaité la rencontre entre deux personnes et donc entre deux écritures. Il s’agissait dès lors de créer un objet inédit pour le festival. »
Le fondateur sent également le besoin d’aller croiser d’autres publics que celui de la danse, d’ouvrir le festival à des lieux de proximité, où la frontière entre les artistes et le public s’estompe au profit de la rencontre. En dix ans, cinquante duos ont été créés pour le festival, présentés dans près de 90 lieux dans toute la France : Carlotta Sagna & Olivia Rosenthal, Sylvain Groud & Maylis de Kérangal, Daniel Larrieu & Arno Bertina, Emmanuelle Vo Dinh et Jérôme Mauche…
Pour ce dixième anniversaire, trois créations sont prévues :
– It’s a match avec Raphaëlle Delaunay et Sylvain Prudhomme.
– L’Architecture du hasard avec Gilles Verièpe et Ingrid Thobois.
– Zéro, un, trois, cinq avec Edmond Russo, Shlomi Tuizer et Bertrand Schefer.
Quatre duos seront également repris aux éditions antérieures :
– L’hippocampe mais l’hipoccampe avec Cécile Loyer et Violaine Schwartz (2014).
– Enjoy the silence avec Mickaël Phelippeau et Célia Houdart (2013).
– En amour, il faut toujours un perdant avec Fabrice Ramalingom et Emmanuelle Bayamack-Tam (2013).
– Jetés dehors avec Sylvain Prunenec et Mathieu Riboulet (2010).
Ces duos seront donnés une trentaine de fois dans 29 lieux partenaires. Une exposition tournante de la photographe Delphine Micheli présentera également dix duos représentatifs du festival Concordan(s)e.
ENTRETIENS CROISÉS avec Jean-François Munnier, Sylvain Prunenec, Raphaëlle Delaunay et Sylvain Prudhomme
Comment choisissez-vous les binômes ?
Jean-François Munnier – Je commence souvent par le chorégraphe, domaine que je connais mieux du fait de ma profession de programmateur pour une salle parisienne. Et en fonction de l’univers du chorégraphe, j’essaie de trouver un écrivain qui puisse correspondre. J’ai mis en place un comité de lecture qui s’appelle “Le salon des indiscrets”, qui rassemble une dizaine de libraires et de responsables de médiathèque ; je les rencontre deux à trois fois par an. Ce sont eux qui l’approvisionnent en lectures. Ils connaissent le festival et comprennent l’enjeu.
Comment se déroule la mise en relation ?
J.-F. M. – Nous nous rencontrons la première fois tous les trois, puis je disparais aussitôt. Je me contente de leur proposer un temps d’un mois de travail, de création, avec une semaine hors de leur cadre quotidien : Sylvain Prudhomme et Raphaëlle Delaunay sont par exemple partis à la fondation Camargo à Cassis pour travailler sur leur création. Le principe du binôme est simple : un texte inédit et une chorégraphie inédite, avec le chorégraphe et l’écrivain sur scène. Mon envie était de montrer comment ces deux artistes s’associent pour une œuvre commune, les deux étant sur le plateau.
Quelles sont les contraintes ?
J.-F. M. – Elles sont peu nombreuses. La première est d’avoir un texte inédit, qui peut être proclamé de vive voix, préenregistré, déclamé en voix-off, ou simplement remis au public à la sortie. La forme est laissée complètement libre. Jérôme Mauche écrit – par exemple – de manière instantanée, variant à chaque spectacle. Les autres contraintes sont techniques : un format de trente minutes environ et un plateau de six mètres sur six. C’est un peu une création tout-terrain, afin que la pièce puisse être jouée dans les théâtres, les bibliothèques, les centres d’art, les universités… Au final, ce qui m’intéresse est la relation humaine, ce qui explique qu’il y ait si peu de contraintes.
Comment avez-vous décidé votre thème de travail ?
Sylvain Prunenec – J’ai travaillé avec l’écrivain Matthieu Riboulet, il y a six ou sept ans. Nous avons surtout passé nos premières rencontres à discuter. Il avait été marqué par la pièce Meublé sommairement de Dominique Bagouet, qui contenait un rapport fort entre le texte et la danse. Il se trouve que j’ai fait partie de la compagnie Bagouet et que j’ai repris un rôle de cette pièce. Il y avait un point commun. En discutant de thèmes qui nous étaient chers, nous avons vu qu’il y avait pas mal de choses qui pouvaient nous rassembler. Matthieu est venu me voir pendant deux journées de répétition à Valenciennes. C’est à partir de nos discussions et de ces répétitions qu’il a écrit un texte. Celui-ci a servi de base, de structure au duo que nous avons monté. J’avais quant à moi le désir de lui faire visiter l’espace de la scène. Dans le spectacle, je porte Matthieu sur mes épaules, comme pour lui faire visiter justement cet espace scénique. Les choses se sont ainsi faites de manière assez facile et organique.
Raphaëlle Delaunay – J’ai rencontré Sylvain Prudhomme au mois de septembre. Immédiatement, nous nous sommes mis d’accord sur un thème de travail : la rencontre amoureuse, et plus particulièrement tout ce qui précède l’acte amoureux et qui relève du désir, de l’approche… À l’époque, je m’interrogeais sur les réseaux sociaux. Mais tout cela a été balayé pour traverser le thème de manière plus large. Avec ce matériau de la rencontre, nous avons écouté beaucoup de chansons liées à ce thème, pour mettre en commun des envies. Cela allait de La Traviata à Francky Vincent, autant de titres qui nous évoquaient quelque chose de l’ordre du vivant. À travers nos goûts musicaux, nos sensibilités s’exprimaient.
Comment la rencontre entre deux arts vous déplace-t-elle ?
Sylvain Prudhomme – On s’est dit dès le départ que cette commande serait l’occasion d’aller vers un terrain qui n’était pas le nôtre. Moi, j’avais du mal à ne pas trop anticiper. Ne travaillant pas à partir du plateau, je n’avais pas l’habitude que les choses naissent comme ça, en direct. Il fallait essayer de s’abandonner à ça, c’était pour moi un grand apprentissage. Raphaëlle me disait tout le temps : « Arrête de t’inquiéter et de vouloir à l’avance réfléchir à ce que l’on va faire. On va partir de ce qui va se passer, de nos corps, de nos gestes, de ce qu’on trouve en cherchant au présent. » Ce fut une grande nouveauté. C’était stimulant et aventureux.
R. D. – Sylvain était plein d’appréhension concernant la danse ; il n’arrêtait pas de dire : « je ne suis pas danseur ». Moi, je le formulais moins, mais j’éprouvais de même avec l’écriture. Et dans notre travail, Sylvain a débloqué quelque chose chez moi par rapport à l’écriture. On écrit ensemble, on danse ensemble. Il y a quelque chose de très nouveau pour moi dans la façon d’appréhender le travail de création. Sylvain a rendu cela très facile, comme l’acte de parole.
La temporalité semble différente… Comment gérez-vous cette dimension importante ?
J.-F. M. – J’ai souvent constaté qu’au départ, il y a chez l’écrivain une vraie angoisse de la page blanche, si bien qu’il arrive à la première séance de travail avec un texte déjà écrit. Comme une nécessité de montrer qu’il est tout de suite dans la proposition d’écriture. Alors que le chorégraphe a quelques idées encore floues mais éprouve le désir de créer ensemble. Il y a donc un temps à trouver pour que se fasse l’équilibre entre les deux ; ce temps même est intéressant.
R. D. – L’écriture et la danse sont deux disciplines aux modes de fonctionnement différents. La gestion de la temporalité est presque antinomique : je veux continuer à faire quand Sylvain [Prudhomme, NDLR] éprouve le besoin de s’isoler pour réfléchir et écrire… Nous sommes constamment en train de négocier un espace pour nous retrouver ensemble. Cela ne tombe pas sous le sens.
Sylvain Prunenec – La plupart du temps, le travail d’écriture littéraire est plutôt solitaire, alors que les danseurs ont l’habitude de travailler à deux, voire plus ; même quand il s’agit d’un solo, le danseur s’entoure de collaborateurs. Le temps d’écriture est aussi plus long que le temps de création chorégraphique : si un danseur parvient à trouver deux mois pour créer, il a déjà de la chance, alors qu’un écrivain peut plus facilement prendre un an pour produire un texte.
Pensez-vous que vous seriez allés aussi loin avec quelqu’un d’autre ?
R. D. – Je pense que je me serais donnée plus à quelqu’un d’autre ! (rires) Plus sérieusement, ce qui est beau, c’est que nous portons la responsabilité du projet à deux. Nous sommes obligés d’aller loin, de révéler l’univers de l’autre, de l’apprécier, d’autant que le temps de création est court.
Sylvain Prudhomme – Ce que j’ai aimé dans ce que j’ai vu de Raphaëlle, c’est sa manière très directe de s’adresser au public, de donner avec générosité aux gens qui lui font face. Une des choses qui nous a tout de suite rapprochés, c’est la volonté de ne pas rester dans notre zone de confort. Un élément nous était commun : l’intérêt pour l’Afrique, un univers de métissage… Raphaëlle a travaillé sur Joséphine Baker, mon dernier roman se passe en Afrique. Mais nous avons aussitôt décidé de l’évacuer, quitte à voir ces thématiques resurgir spontanément. Nous voulions aller vers quelque chose de plus universel que notre passion commune pour un endroit : ce fut la rencontre amoureuse.
R. D. – Jean-François est un marieur ; nous avons pris son invitation au premier degré et nous avons travaillé sur la rencontre amoureuse.
Est-ce qu’il arrive qu’un duo ne fonctionne pas ?
J.-F. M. – C’est très rare, mais c’est arrivé. Lorsque je choisis un binôme, je parle aux deux artistes qui lisent et regardent ce que l’autre fait. Puis a lieu la rencontre. Si celle-ci ne fonctionne pas, nous arrêtons tout immédiatement. Car après, c’est un engagement sur un an que l’on prend. C’est tout simple, sans stress. Mais il est effectivement arrivé qu’un binôme commence et s’arrête au bout de deux mois, à cause de cette temporalité propre à chaque art : l’écrivain allait trop vite pour la chorégraphe, en arrivant d’emblée avec un texte, quand la chorégraphe avait besoin de temps, de rêver, de se laisser porter par les images. L’écrivain arrivait avec une solution très concrète, très pragmatique, ce qui brisa l’élan de la chorégraphe. Il y a eu blocage, que nous avons réglé en choisissant un nouvel écrivain.
La danse et l’écriture ont un rapport au corps presque opposé… En quoi cela joue-t-il ?
J.-F. M. – Tous les écrivains ont une présence corporelle sur scène, mais après 50 duos créés, je peux dire qu’il n’y a pas deux façons pareilles de se mettre en jeu sur scène : certains écrivains s’engagent de façon très importante corporellement, d’autres choisissent la simple présence, par une lecture assis. Je suis surpris de voir la créativité inépuisable de cet exercice.
Sylvain Prudhomme – Le corps est un continent en général assez peu exploré pour nous. C’est un peu vertigineux. Dans ce genre d’expérience, on ne va pas aller chercher du côté de la virtuosité ni de la technicité. Raphaëlle passe son temps à me dire qu’un simple mouvement peut être beau. La confiance en soi de l’écrivain est limitée, mais on conquiert des choses par cette situation. Je vois que dans l’écriture même, c’est un grand apprentissage. Le fait de devoir dire le texte comme ça, sur le plateau, fait qu’il y a peu de choses qui ne te paraissent pas inutiles. Nous avons écrit plusieurs textes avant de les évider, avant de nous rendre compte que la danse peut dire la même chose. Ce n’est pas facile de garder ; très peu de choses passe le filtre de l’utilité, par rapport à ce que peut dire le corps. On a beaucoup jeté de choses pourtant écrites ensemble, pour essayer de trouver finalement un mode d’adresse qui ne nous paraissait pas (totalement) superflu. C’est assez beau et ça reste quand j’écris.
J.-F. M. – C’est assez beau de voir que les écrivains, qui ont moins l’habitude de partager une expérience dans l’instantané, ont une vraie curiosité. Il est rare qu’ils refusent ma proposition. Je pense que les écrivains sont en général un peu plus déstabilisés par l’expérience. Les écrivains qui ont vécu cette expérience écrivent différemment leur rapport au corps. Beaucoup d’écrivains sont obsédés par l’écriture : ils sont face à leur feuille blanche ; ce qui compte ce sont la tête et les mains, et ils en oublient leur corps. Lorsqu’ils travaillent avec un chorégraphe et qu’ils prennent conscience qu’il y a tout un corps engagé, ils me disent souvent après : « J’écris différemment parce que j’ai traversé mon corps autrement. » La perception du corps est très différente entre l’écriture et la danse.
Au final, le texte n’est-il pas qu’un prétexte pour la danse, cette dernière occupant massivement la scène ?
R. D. – La danse n’est pas plus forte que le texte. Cela fonctionne par vases communicants. Parfois, des situations corporelles et des mouvements viennent alimenter des envies de mots, de choses à dire, à exprimer ; l’inverse est vrai. La particularité de Sylvain, c’est qu’il a un vrai rapport à la danse, du fait notamment qu’il a vécu en Afrique. Cela n’en fait pas un danseur, mais favorise la compréhension. Il y avait beaucoup d’envie du côté de Sylvain d’aller vers ça.
Sylvain Prudhomme – Il y a des textes que nous avons écrits et dont nous étions contents. Mais le fait de devoir les énoncer comme ça, il devenait difficile de leur trouver une place dans le corps. Ils étaient beaux sur la page mais coupaient la gestuelle. Remettre en question la force et l’utilité d’un texte face à la présence du corps, c’est tout l’enjeu. La forme plateau questionne constamment ce qui est écrit, ce qui est dit, pour que cela reste vivant.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER