“Le fantôme d’Aziyadé” de Pierre Loti : dans le labyrinthe de la ville et de la mémoire
Le fantôme d’Aziyadé, adapté de deux livres de Pierre Loti, Aziyadé et Fantôme d’Orient, montre comment l’écrivain alors jeune officier de marine séjournant à Istanbul tomba éperdument amoureux d’une jeune femme et tenta dix ans plus tard de retrouver sa trace. Grâce à Xavier Gallais, une atmosphère à la fois fiévreuse et languide se dégage de la pièce dont l’on regrette parfois la mise en scène trop statique.
Comme M. de Phocas, le héros fin de siècle de Jean Lorrain séjournant en Inde, Pierre Loti est attiré et subjugué par la lueur verte des yeux d’Aziyadé aperçue derrière les barreaux d’une demeure stambouliote qui est à la vérité un harem : « Les prunelles étaient bien vertes, de cette teinte vert de mer d’autrefois chantée par les poètes d’Orient. » Ces yeux ont la couleur énigmatique et profonde d’une immensité dans laquelle l’on aime à s’abandonner et se perdre.
En mission dans la ville turque, Pierre Loti parvient à rencontrer la jeune femme dont il devient l’amant. C’est avec déchirement que celle-ci le voit regagner la France où l’appelle la Marine nationale qui a de l’humour puisqu’il est affecté à Lorient… Sa jeune amante, Aziyadé, lui annonce qu’à son retour, s’il doit être un jour de retour, elle ne sera plus.
Elle a dit vrai. L’adaptation de Florient Azoulay et Xavier Gallais nous montre l’écrivain revenant sur les lieux de son premier amour, errant à la recherche de sa sépulture : la ville qui fut l’écrin de leur amour en est devenu le tombeau mais un tombeau dont s’élève un durable encens.
Xavier Gallais, seul sur scène, campe un Pierre Loti à la fois las et fiévreux, fatigué et pourtant opiniâtre dans sa quête de la dernière demeure d’Aziyadé. Il progresse jusque-là comme en rêve, dans une brume où la mémoire des jours heureux vient habiter une quête en forme d’ultime procession funéraire.
Un dispositif intéressant malgré son caractère statique
Xavier Gallais est donc seul sur scène, assis derrière un de ces gros micros gris et brillants que l’on voit dans les images de radios américaines et derrière une table supportant un ordinateur. À l’aide de cet ordinateur, le comédien lance lui-même sur scène certaines animations sonores, se faisant ainsi régisseur voire spectateur de l’errance qu’il incarne néanmoins dans le même temps. Il est d’une certaine manière comme dans ces songes où le rêveur regarde et « filme » ses errements sans pouvoir influer sur eux.
La déambulation de Pierre Loti est en effet, pour partie au moins, spectatrice du passé de la rencontre amoureuse. On ne doit donc pas s’étonner qu’elle mêle le passé de la passion au présent de la perdition, perdition d’autant plus forte que la ville a changé de visage en dix ans, est devenue plus occidentale, exhale un « souffle empesté de houille ».
On peut cependant regretter le caractère statique du dispositif choisi par la mise en scène, le comédien restant assis presque tout le long de son monologue : il est vrai que des mouvements sonores l’animent, faisant entendre les bruits des moteurs de bateaux sur le Bosphore, la rumeur des souks et des débarcadères, le claquement des portes. La création musicale retenue, opérant sous forme de nappes sonores ponctuées d’éléments électro-acoustiques, participe heureusement de ce dynamisme. Malgré cela, on peine à voir et sentir l’Istanbul visitée par l’écrivain : le dispositif retenu manque de couleurs et d’odeurs, demeure trop terne et plat, de sorte que, sans être un inconditionnel de cette technique, l’on regrette que la vidéo n’ait pas été utilisée pour évoquer davantage l’univers sensoriel de la ville.
Une scène en lieu de mémoire
On goûte cependant le phrasé lent et détaché de Xavier Gallais, sa voix grave où semble se cacher mais affleurer parfois une violence contenue, comme un dégoût rentré. Diction précieuse et amortie, comme en rêve là encore, comme si la scène était le lieu d’un rêve éveillé dans lequel l’écrivain marche au milieu de ses souvenirs à la rencontre actuelle de la dernière demeure de celle qui en est l’objet.
Il y a comme le bruit d’un ressac quand le présent trivial et bruyant vient cogner contre la douce langueur des souvenirs. Dans le monologue de l’écrivain revenu sur les lieux de son premier amour, ce sont en réalité plusieurs hommes qui parlent, plusieurs époques et plusieurs lieux qui se mêlent. Voilà donc la scène devenue lieu de mémoire, espace mental. Choix d’ailleurs très pertinent lorsqu’il s’agit d’évoquer un fantôme, le fantôme d’Aziyadé, qui vient hanter les nuits de l’écrivain, l’appelant tout en s’éloignant de lui à mesure qu’il l’approche, comme si la quête était marquée du sceau de l’impossible.
Une forte mélancolie se dégage en conséquence de celle-ci, pas impérieuse cependant au point de colorer l’ensemble de la pièce car la force de la réalité l’emporte finalement sur la défaite inscrite dans le rêve : Pierre Loti parvient à trouver le lieu où l’on a enterré Aziyadé, sa pauvre tombe située hors les murs et près de la mer. Il lui offre alors, comme une fleur impérissable et une puissante stèle, un dernier chant d’amour.
SPECTACLE : Le fantôme d’Aziyadé
Création : 6 juillet 2019 au théâtre Avignon-Reine Blanche
Durée : 1h10
Public : à partir de douze ans
Texte : d’après les romans Aziyadé et Fantôme d’Orient de Pierre Loti
Adaptation et mise en scène : Florient Azoulay et Xavier Gallais
Complicité artistique : Emmanuel Daumas
Création sonore : Olivier Innocenti
Scénographie et création lumière : Luca Antonucci
Crédits photographiques : Pascal Victor / ArtcomPress
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OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Spectacle vu le 13 juillet 2019 au théâtre Avignon-Reine Blanche.
– Du 5 au 26 juillet à 11h : théâtre Avignon-Reine Blanche (relâche les 12 et 19)
– Du 8 janvier au 1er mars 2020 à 19h : théâtre du Lucernaire à Paris
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