Tiers lieux, squats, collectifs, friches : le “co” entre réalités et projections
Collectifs d’artistes, tiers lieux, squats, friches culturelles, espaces alternatifs, communautés artistiques, lieux intermédiaires… Autant de mots qui définissent des projets à la fois proches et multiples. Éclairages sur une réalité multiple.
« On parle beaucoup aujourd’hui de collectif et de co-working, mais qu’est-ce que ce ‘‘co’’ dit ? Qu’est-ce qu’il tait ? Qu’est-ce qu’il essaie de dire ? Que peut-on comprendre de ces espaces et de ce travail ensemble ? », s’interroge Julie Desmidt, coordinatrice de la Fédération des réseaux et associations d’artistes plasticiens (FRAAP), à l’occasion d’une table ronde organisée par la fédération lors du dernier forum POP MIND, qui s’est tenu durant trois jours à Orléans au début du mois d’octobre.
Entre les désirs, les projections, les réalités et les réalisations, la dynamique du « co- » n’est effectivement pas toujours simple à saisir. « Le co désigne tout un tas de pratiques collectives, confirme Isabelle Mayaud, sociologue attachée au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA) et autrice en 2019 d’une enquête intitulée Lieux en commun : des outils et des espaces de travail pour les arts visuels, qui porte exclusivement sur les espaces de production se caractérisant par la mise en partage d’équipements et d’outils de production dans le domaine des arts visuels en France. Derrière cette notion de regroupement, nous avons un aperçu de la richesse des arts visuels pour explorer l’idée de travail en collectif. Je ne suis pas sûre qu’il y ait d’autres domaines avec autant de possibilités ! »
Collectifs d’artistes, tiers lieux, squats, nouveaux territoires de l’art, galeries associatives, friches culturelles, espaces alternatifs, centres d’artistes autogérés, communautés artistiques, lieux intermédiaires… « Autant de désignations qui, a priori, renvoient à autant de manières d’être ensemble, de travailler ensemble. »
Le « co » : un phénomène massivement urbain
Outre la pluralité des manières de se réunir, Isabelle Mayaud tire de cette multiplicité des dénominations un second enseignement, « politiquement plus compliqué à aborder » : « Il y a souvent un hiatus dans la gestion et l’organisation, entre la façon dont ces collectifs, ces espaces partagés se représentent et ce qui se passe concrètement. »
Si la réalité des espaces partagés dans les arts visuels concerne la plupart des régions, le phénomène reste assez urbain, touchant surtout les grandes métropoles. Sur les 159 structures ayant répondu à l’enquête de la sociologue, seulement 12 % sont situées dans des communes de moins de 2 000 habitants – un chiffre qu’il faudra peut-être réévaluer du fait de la crise sanitaire qui a conduit des artistes à quitter les villes pour rejoindre les campagnes.
Si la forme juridique varie assez peu d’un collectif à l’autre, une majorité d’entre eux (77 %) étant constitués en association loi 1901, le statut d’occupation des espaces est quant à lui très divers : 41 % des lieux sont en location, 15 % consistent en des logements moyennant une cotisation et/ou le paiement des charges et 11 % des logements sont gratuits ; seuls 7 % des espaces correspondent à des propriétés individuelles, l’un des occupants étant le propriétaire.
Lorsqu’on regarde plus spécifiquement la part des ateliers dédiées par domaine, on s’aperçoit que 42 % des espaces de production de l’échantillon comporte un atelier bois, 31 à 32 % ont un atelier vidéo, 30 % un atelier métal et entre 25 et 30 % des ateliers peinture, sérigraphie, son et graphisme. Suivent l’argentique (24 %), la céramique (20 %), le textile (19 %), les résines (moins de 10 %). À noter que 18 % des espaces disent n’avoir aucun atelier de production dédié.
De l’espace collectif à une gouvernance restreinte
Les 159 structures interrogées représentent 4 145 personnes, ce qui fait une moyenne de 6 occupants par lieu, sachant que cela varie dans la réalité entre 2 et 760 personnes. La majorité des espaces de production (71 %) ont accueilli moins de 20 artistes ayant utilisé les outils partagés. Pour plus d’un tiers d’entre eux (37 %), le partage a concerné moins de 10 artistes. Il faut dire que les très grandes surfaces (plus de 5 000m2) sont assez rares, contrairement aux petites (150m2 maximum) et moyenne surfaces (entre 150 et 5 000m2).
Lorsque l’on compare ce nombre d’occupants et d’usager à celui de la gestion effective des lieux, un gap s’ouvre. « La gestion des espaces est l’aspect le plus délicat de cette enquête, reconnaît Isabelle Mayaud. On constate effectivement une différence entre le nombre de personnes qui sont impliquées dans ces lieux, au titre soit d’occupants et d’occupantes, soit d’usagers et d’usagères, et les personnes qui prennent effectivement part à la décision et à la mise en œuvre. C’est quelque chose qui était assez frappant. Sur des lieux de grande ampleur, on peut se retrouver avec trois ou quatre personnes seulement qui sont effectivement impliquées. »
Isabelle Mayaud énonce deux raisons à cela d’un point de vue structurel : d’une part, la plupart des travailleurs salariés ou rémunérés dans ces espaces sont sinon précaires, du moins sans revenus conséquents ; d’autre part, « la mobilisation du travail gratuit est très importante ». « Que des organisations soient compliquées à gérer collectivement, cela n’a rien d’exceptionnel », détaille la sociologue, mais la participation à la gestion des structures n’étant pas rémunérée ni continue, cela suppose un investissement supplémentaire que tous les occupants et usagers ne font pas automatiquement.
Des besoins « raisonnables »
Lorsqu’on interroge les structures collectives sur leur envie d’investir dans un outil à court terme (un an), elles évoquent des appareils valant entre 500 et 700 000 euros. Toutefois, un quart des espaces expriment des besoins inférieurs à 3 000 euros et ils ne sont qu’un quart à dépasser les 20 000 euros. « Les arts visuels ont besoin d’espace et d’outillage, avance-t-on du côté de Lieu-Commun, espace artistique installé dans une ancienne chemiserie de 1 000m2 dans les faubourgs de Toulouse. Il faut développer les lieux communs de production et de transmission. »
Il y a là une approche pour les pouvoirs publics qui souhaitent soutenir ces espaces partagés, selon Isabelle Mayaud. « Quand on est une collectivité ou le ministère de la Culture, si on veut financer les lieux, il n’y a pas besoin de sortir 700 000 euros, qui est un extrême, insiste-t-elle. Des petites sommes ne sont pas des petits investissements pour ces espaces. Ce n’est pas du saupoudrage puisque cela correspond au soutien demandé. »
La sociologue compare la situation des artistes visuels avec celle des intermittents du spectacle qui bénéficient, outre d’un régime spécial contrairement aux artistes-auteurs – en dépit de l’espoir suscité par le rapport Racine, presque enterré au lendemain de sa parution –, de lieux déjà équipés.
« Il y a des subventions publiques qui, à un moment, ont contribué à ces équipements pour le spectacle vivant, conclut Isabelle Mayaud. La question est donc la suivante : le secteur des arts visuels n’est-il pas sous équipé et est-ce que ça ne vaudrait pas le coup d’aller sur ce terrain ? »
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