Le Brésil s’enfonce dans le noir

Le Brésil s’enfonce dans le noir
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Hier, 1er janvier 2019, Jair Bolsonaro a officiellement été investi président de la République fédérative du Brésil. Après des mois de chaos, un président élu et auto-proclamé « antisystème » s’apprête ainsi à livrer le pays du Carnaval à l’extrême-droite dure, aux églises évangéliques, aux lobbies des armes et de l’agrobusiness. Nombreux parmi les minorités, les intellectuels et les artistes se préparent au pire…

Il y a sur la scène un fatras de tissus, des draps, tentures jetées au sol, c’est un déménagement, une expulsion. Des corps en émergent ; ces tissus ont une vie ; cette expulsion a une histoire, un pays, un drapeau. Un homme armé d’un bâton s’en saisit. On traîne des corps au sol. Frictions. Une femme dans du papier bulle crie. C’est la cour des miracles, les favelas, le Brésil ou les ponts de Paris.

Entre le bruit de bottes et le son des tam-tam, le défilé des corps meurtris devient carnaval. Une femme noire conduit un char dont les chevaux sont deux hommes noirs, deux bêtes de somme. Marché aux esclaves ? Puis on traîne la femme noire, nue, sans culotte, et on en lave une autre nue et morte. Serait-ce Marielle Franco, la conseillère municipale de Rio, assassinée en mars dernier ? Ses assassins courent toujours… Il y a chaque année 60 000 morts violentes au Brésil, l’équivalent d’un Boeing 737 qui s’écrase chaque jour, la plupart des hommes jeunes, noirs, de moins de 30 ans.

Sur scène, Furia et sa série de tableaux dansés s’enchaînent avec une logique implacable. C’est un spectacle total, orgasmique, profondément politique et brésilien. Combien de temps encore sa chorégraphe, la brésilienne Lia Rodrigues, pourra-t-elle monter de pareilles œuvres à charge, alors que son pays vit l’un des moments les plus réactionnaires de son histoire ? La France et l’Europe financent ses créations. Mais au Brésil, la norme, c’est l’homme blanc, la famille, la femme au foyer, tous à l’Église, de préférence néo-pentecôtiste !

1er janvier 2019 : ouverture de l’ère Bolsonaro

Le 1er janvier 2019, Jair Bolsonaro, un militaire de réserve, ouvertement raciste, machiste, homophobe, partisan du port d’armes, de la peine de mort et de la torture, est devenu le président de 210 millions de Brésiliens. Les algorithmes des réseaux sociaux l’ont propulsé au sommet tandis qu’il annonçait que le ministère de la culture disparaissait, devenant, avec le sport, une sous-division de la citoyenneté. Mais quel genre de bonne culture consomme-t-on quand on est un bon citoyen ?

« Bolsonaro n’a que faire de la culture, dénonce dans Libération l’écrivain Milton Hatoum, qui a remporté cette année le prix Roger-Callois de littérature sud-américaine pour La ville au milieu des eaux (Actes Sud). C’est un homme inculte, vulgaire, d’une ignorance effroyable […] Pour lui, les intellectuels sont des ennemis. Il les taxe de communistes, d’athées, de libertaires voulant détruire la famille. Pas de doute qu’ils seront inquiétés, de même que les universitaires et les artistes. »

« C’est une catastrophe annoncée, confirme Gustavo Gelmini, directeur de la Cie Gelmini de video-danse à Rio de Janeiro. Durant les années Lula, le musicien Gilberto Gil avait été nommé ministre de la culture et fait un énorme travail. Mais avec la présidente Dilma Rousseff évincée il y a deux ans, nous voilà confrontés à l’obscurantisme et à une volonté de tout démonter, les artistes étant désormais coupables de vouloir “profiter” de l’État : pourquoi leur donner de l’argent puisqu’on a besoin d’écoles et d’hôpitaux ? »

Un Bozo brésilien

C’est pourquoi certains intellectuels et artistes ont surnommé leur nouveau président, « Le Bozo ». Pour 58 millions d’électeurs, il est le Mythe – sur les 89 millions restant, 47M ont voté pour le candidat de gauche et 42M se sont abstenus ou voté blanc. Le Bozo est un clown des années soixante, une icône de la société américaine dont ce chantre de l’extrême-droite veut être l’allié. Là-bas, disent-ils, un « bozo » est un « amateur ». Son manque de préparation pour diriger le pays est total.

Avec un philosophe-théologien au ministère de l’éducation, avec une évangélique néo-pentecôtiste au secrétariat des femmes, avec une lobbyiste de l’agro-business – pesticides et transgéniques compris – à la tête de l’agriculture, avec un juge héraut de la lutte anticorruption et qui a mis l’ex-président Lula en prison au poste de ministre de la justice, avec les fils de Jair Bolsonaro nommés conseillers, c’est mal parti jusqu’en 2023 pour la huitième puissance du monde.

Car il y a de la haine, tout autour et dans la bouche de ce Bozo brésilien.
– À la télévision : « Je préfère voir mon fils mort plutôt qu’homosexuel ».
– Au parlement, à une députée : « Tu es tellement laide que tu ne mérites même pas d’être violée ».
– En sortant d’un village de descendants de nègres marrons : « Les noirs pèsent plusieurs quintaux ».
– Aux Indiens : « Ils n’auront plus un seul millimètre de terre ».
– Au procès en destitution de la présidente Dilma Rousseff, une ancienne guérillera torturée pendant vingt jours, à l’âge de vingt ans : « À la santé du tortionnaire de Dilma ! ».

Les artistes s’attendent ainsi à la démolition systématique des quinze années précédentes, un projet « en creux », nourri par la haine des minorités, l’anticommunisme, le népotisme, la manipulation de l’information… L’affaire du « kit-gay » en est le pathétique symbole. Des exemplaires de Titeuf, guide du Zizi sexuel, traduits en portugais, devaient être, sous la gauche, distribués dans les écoles publiques comme outil pédagogique. Il n’en fut rien et le projet, accusé de vouloir transformer la jeunesse en colonie de pédophiles, a été exploité par l’extrême-droite jusqu’à l’écœurement.

Timides éclaircies

Sur la scène du théâtre de Chaillot et du Cent-Quatre où Lia Rodrigues était invitée dans le cadre du festival d’Automne, quatre danseurs tombent le pantalon pour n’être plus qu’en robe, qu’ils relèvent d’un seul et unique mouvement, pour montrer que oui, ils en ont un… Clin d’œil à l’affaire du « kit gay » et scène de carnaval de rue où la transgression est la loi ! Cette année, c’est Roberto Medina, président de Rock in Rio, un très grand festival de rock, qui financera les 500 fanfares de rue du carnaval « carioca ». L’actuelle municipalité évangélique s’y refuse

L’assemblée législative de Rio vient d’approuver de son côté un projet de loi qui promet 100 % d’exonération fiscale aux entreprises qui investissent dans un projet culturel. C’est 80 % aujourd’hui. Cette hausse devrait permettre à Rio de Janeiro d’être plus « compétitif », pensent-ils. En 2019, le budget de la culture de la ville sera de 51M€ contre 37M€ en 2018. À l’image des États Unis, les fondations d’entreprise, en particulier les banques et les opérateurs de téléphonie, assurent avec l’État fédéral et les vingt-sept États brésiliens, le financement de la culture.

Fin décembre, l’opérateur Oi finançait, avec sa fondation pour les arts numérique, Conexidade. Cet événement gratuit, en plein air et en plein cœur du vieux Rio réunissait de jeunes espoirs de la MPB, la musique populaire brésilienne, des artistes digitaux et un skateur mondialement consacré autour de Pretinho da Serrinho, la nouvelle coqueluche de la samba. Mais laisser aux privés le choix de la politique culturelle pose aussi la question de la « bonne culture », déjà évoquée par le passé.

« Gardons le pessimisme pour des jours meilleurs »

A l’entrée de la Marê, un complexe de favelas de 140 000 habitants situé entre la baie et l’autoroute qui mène à l’aéroport, se trouve le CAM, le Centre des Arts de la Marê. Sur 1 200 m² de hangar, il offre gratis des cours de danse, de théâtre, des expositions. Ici fonctionne la Cie Lia Rodrigues. Ici, un autre monde inlassablement se construit, avec d’autres centres similaires dans tout le Brésil. Ici Leonardo Ondres, le danseur le plus « vieux » de la compagnie a grandi : quinze ans de danse !

Avec un solo de dix minutes, ce merveilleux danseur noir de vingt-sept ans clôt magistralement Furia, alternativement bourreau et victime, dieu de la miséricorde et de la guerre, dieu de la forêt et des chasseurs, tous ambivalents. « Lia nous avait demandé, dit-il, de nous inspirer de mille petites photos collées au mur pour créer nos solos. J’ai suivi le candomblé. » Pour décrire ce Brésil qui résiste et qui insiste, malgré tout, à raconter son histoire, Frei Betto, écrivain de gauche et ami personnel de Lula, a une expression parfaite : « Gardons le pessimisme pour des jours meilleurs ».

Kakie ROUBAUD



Tournée de Furia en France et en Europe

Hippodrome, Douai – 18 décembre 2018 / MC2 Grenoble  – 15-16 janvier 2019 / MA Montbéliard – 19 janvier 2019 / Frankfurt Monsonturm Festival – 24 au 26 janvier 2019 / le Parvis Tarbes – 29 janvier 2019 / Théâtre Garonne/CDC – Toulouse – 31 et 1e février 2019 / Théâtre des Salins – Martigues  – 5 février 2019 / Festival Antigel, Lignon, Genève – 11 et12 février 2019 / les Hivernales, Avignon – 15 février 2019 / Festival DDD, Porto, Portugal – 3 et 4 mai 2019 / FORMAS BREVES revisited – 15 et 16 mai 2019



Photographie de Une – Lia Rodrigues – Furia (© Sammi Landweer)



"Furia" de Lia Rodrigues (crédits : Sammi Landweer)

« Furia » de Lia Rodrigues (crédits : Sammi Landweer)

 

"Furia" de Lia Rodrigues (crédits : Sammi Landweer)

« Furia » de Lia Rodrigues (crédits : Sammi Landweer)

 

Conexidade (DR)

Conexidade (DR)

 

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2 commentaires

  1. Il y a aussi le génocide que les Portugais accomplirent sur les peuples présents bien avant eux à cet endroit… !

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