Le blues au corps
Le nouveau roman de Julien Delmaire, Delta Blues, paru aux éditions Grasset, est ensorcelant tant par ses thèmes – le blues rencontrant le surnaturel – que par son style, une écriture au grain poétique. Il nous fait revivre l’époque de la Grande Dépression, au cœur du Mississippi, au fil d’une fresque musicale qui pulse comme le meilleur des blues.
L’époque
L’histoire commence en mai 1932, nous sommes dans le delta du Mississippi, à l’époque de la Grande Dépression, cinq ans après l’inondation de la région. Le Sud est exsangue et subit une vague de chaleur de plomb qui menace toutes les récoltes. La misère est ravageuse, d’autant plus que les machines, endurantes et précises, remplacent les hommes, expulsant les familles, condamnant au chômage, creusant les ventres.
« Naufragés de la Dépression, ouvriers sans usine, éleveurs sans bétail, locataires expulsés, petits commerçants en faillite, mères de famille en quête de langes et de bouillie pour des gosses aux sourires absents. Tous étaient rétamés, avec leurs grolles en charpie, leurs chevelures broussailleuses et leurs barbes de prophètes en déconfiture. Leurs yeux surtout, où brillait une haine presque cannibale. »
Les temps sont encore au racisme et à la ségrégation, le Ku Klux Klan continue de brûler des croix et d’user de cordes. C’est une terre de ferveur religieuse et mystique, berceau du blues, musique de la douleur, de la tristesse et de la nostalgie. C’est une terre où l’âme reste rivée, quel que soit le nombre de kilomètres que vous mettez entre elle et vous. C’est une terre de feu où règne le Mal.
« Le Mal aime ce pays, ses forêts, ses bourbiers où l’aube avorte, où s’en vient boire la mort. Le Mal s’insinue entre les strates et les règnes. Depuis la défaite des antiques tribus, pillages en clair-obscur, empilements de scalps, charniers mal colmatés ; depuis les premières colonnes d’esclaves, bétail humain, viols à l’aveugle, nègres suffoqués asséchant les marais : le Mal est le ferment de ce pays, son limon, sa substance. Il n’est ni blanc, ni noir. Il est ici chez lui. Derrière les digues. Au fil du danger. Le Mal a frappé hier, aujourd’hui, il somnole tel un monstre repus. Il suffira d’un cri pour qu’il s’éveille et morde. »
Les hommes
Sur cette terre rude et sans pitié, Betty Walker et Steve Young ont décidé de « ne rien concéder au tragique, de toujours parier sur la vie », se faisant un bouclier de leur amour. Séduisante jeune femme à la voix d’or, nièce de Sapphira, la vieille féticheuse de la forêt, Betty a choisi Steve, ce « négrillon inculte » dixit le révérend, contre l’avis de tous. Leur histoire sert de fil conducteur au roman, fil sur lequel viennent s’arrimer des personnages pittoresques, dessinant le tableau d’une époque convulsée. Il y a des politiciens véreux, des “gamblers” endettés jusqu’à la moelle, des bookmakers vérolés, un révérend fou, des bagnards, des “bootleggers” sans foi ni loi, des propriétaires terriens arrogants, des proxénètes brutaux et sournois, des musiciens inspirés et de redoutables sorcières.
James Conrad possède des champs de coton et s’inquiète de la mauvaise qualité de la récolte à venir. Il est vétéran de la guerre, chef local du KKK, cependant tiraillé par des sentiments ambivalents envers le peuple noir, reprochant à ses semblables d’être « si braves quand il fallait brûler une croix ou brancher un homme désarmé, mais tellement couards lorsqu’il s’était agi de s’enrôler pour défendre la patrie ». À ses yeux, en vérité, les Noirs « avaient été les véritables interlocuteurs de sa jeunesse : Constance, Moses le palefrenier, Clarissa la cuisinière… Pivots des saisons, les nègres étaient les garants de l’équilibre du monde, ce monde intérieur que la guerre avait dévasté. Leurs présences fidèles, par-delà le temps, le rassuraient et peuplaient sa mémoire de merveilleux daguerréotypes. » Il a passé un contrat tacite avec le sergent Elias Coleman, un homme du cru, un Noir qui a servi son pays, pétri de blessures invisibles aux cicatrices toujours vives. Elias le renseigne sur l’agitation du peuple noir, tandis que James le prévient des démonstrations de force du KKK. Quand la situation finit par s’enflammer et que les positions se durcissent, il devient inévitable de choisir un camp et Elias est profondément déçu par l’attitude de James qu’il croyait bienveillant et auquel il avait donné sa confiance.
« Il vomissait son passé, les élans patriotiques de sa jeunesse, se haïssait d’avoir cru aux mirages de l’égalité, de s’être imaginé qu’un nègre en uniforme pouvait être autre chose qu’un pion qu’on déplace sur un échiquier ensanglanté. Ses tentatives de conciliation avec l’ennemi intime, le Blanc, s’étaient soldées par un échec retentissant. Elias n’avait plus une once d’amour-propre, son ego, zombifié par la honte, se traînait sur le chemin. »
Il y a Andrew Wallace, mulâtre qui possède des boutiques de la Grand Rue, enfant bâtard de l’un des hommes les plus riches de la ville qui exige de lui qu’il passe par la porte de service. Wallace, l’ambitieux, est décidé à évincer Richard Thompson, le maire, et ses promesses de vent, lors des proches élections. Wallace qui, en public, clame son indignation face à l’injustice raciale, ne sait pas même serrer la main de l’un des siens.
Il y a les ouvrières de la blanchisserie, ces femmes éreintées et silencieuses qui, à la mort de l’une d’elles à la suite de terribles brûlures, décident de se mettre en grève. Une première au pays ! « “Strike” : ce mot n’appartenant pas au vocabulaire des gens d’ici, il évoquait le Nord mythique, les cheminées, les fonderies, les gratte-ciel. Aucune n’avait jamais voté à quelque élection que ce soit, ni pris la parole en dehors du cercle domestique. » Après une courte hésitation, les hommes les soutiennent parce qu’« elles avaient peut-être raison, après tout, ces enragées-là, il existait peut-être aux confins des misères une brèche, une trouée, un passage. » Voilà le feu mis aux poudres… De la fatigue et de la hargne, toute la détresse humaine, que le blues rythme à la perfection avec son tempo lent et ses mesures répétées indéfiniment.
Le blues
Le Delta est le berceau du blues et des gospels déchirants qui traduisent l’âme en notes. Le « Delta blues » est le nom donné par les puristes au tout premier blues.
« Le Delta est tissé de voix en embuscade, de syllabes embrasées et de cris. Ici tout est musique et tout résonne […] Ici le chant naît de la blessure et retourne aux oiseaux, sans malentendu ni faux-semblants. »
Nous croisons, au fil des pages du roman, les célèbres Willie Brown, ami de Son House – surnom d’Eddie James House –, Chester Burnett, alias Howlin’Wolf, et Robert Johnson, Bobby, que l’auteur a choisi de mettre en lumière. Bobby, l’un des bluesmen les plus influents de l’Histoire, est entré dans la légende parce qu’il aurait vendu son âme au Diable contre une inédite et talentueuse gamme harmonique et parce que, en mourant de mystérieuse façon à l’âge de vingt-sept ans, il inaugure le maudit Club des 27. Robert Johnson est un bel homme, grand et mince, « sculpté dans la meilleure ébène », à l’« âme audacieuse et désenchantée », buveur invétéré et coureur de jupons. Moqué en 1931 par Son House, guitariste de génie, sur la pauvreté de son jeu, Robert retourne au pays où il rencontre Ike Zimmerman, étrange musicien qui répète la nuit dans les cimetières. Pendant un an, il apprend à ses côtés mais son esprit canaille lui fait raconter une délicieuse version : il aurait été abordé, une nuit de pleine lune peu avant minuit, au croisement de deux routes, par le Diable en personne qui aurait transformé sa guitare afin qu’il en ait une maîtrise d’une grâce divine. Le Diable, sous la plume de Julien Delmaire, prend la forme de Papa Legba.
Le surnaturel
L’ombre de Papa Legba plane sur tout le roman, Iwa vaudou originaire du Dahomey, l’actuel Bénin. Il est le dieu des croisements et de la réflexion, maître des commencements et de la fin des choses, gardien de la frontière entre le monde des humains et le monde invisible, dieu des migrants et de l’impossible retour. Ce « fripon divin » – comme le décrivait Jung – est si coléreux qu’à minuit, il devient un diable malfaisant. Il est l’intermédiaire, le messager de la Divinité. Dans notre histoire, il veille et protège.
À ses côtés, son interlocutrice, Sapphira l’enchanteresse. Le Delta est le pays des sorcières, femmes puissantes, « conjure women » qui communiquent entre elles sans mots. Même si elle ne possède pas les formules pour conjurer les esprits, si elle ignore le véritable nom des entités magiques qui œuvrent dans l’univers, Sapphira a un panthéon intime qu’elle invoque en temps voulu. Elle est davantage guérisseuse que « mambo » (prêtresse vaudoue), mettant sa science des plantes à profit pour veiller sur son petit monde. Sapphira est la personnification du blues, la décodeuse des âmes, sur une terre où l’on apprend « à chérir des êtres évanescents, à honorer des morts sans sépulture […] [à prier] au fil des nuages ».
Delta Blues est un roman choral ample qui se déploie en fresque humaine et musicale où les voix du blues, portées par l’Histoire, rencontrent celles des esprits. Julien Delmaire nous fait voyager à l’épicentre du genre musical qui dit la maladie de vivre – « Le blues, c’est un homme qui s’effondre et ne se relève pas » – là où l’alcool et la poisse laminent, où l’injustice est perpétuelle, où « la faim oblige et la misère accule. Le sang s’entaille jusqu’au sang », où le sang versé est rançon. Son style est pointilliste, teinté de réalisme magique, et son rythme balançant entre poésie et oralité fait écho aux pulsations du blues. Sa plume se fait pinceau pour faire de chaque scène un véritable tableau, peignant une humanité qui résiste quoi qu’il advienne. Dans la présentation que l’auteur fait de son livre sur le site des éditions Grasset, il dit avoir fait « une tentative d’envoûtement littéraire ». C’est, à mon sens, une réussite.
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Julien Delmaire, Delta Blues, Grasset, 2021, 493 p., 24 €.
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Merci pour cette chronique d’une haute densité qui éclaire mon roman et en décode les arcanes avec subtilité. Je vais lire vos autres articles. Poétiquement vôtre, Julien Delmaire