Laurent Rochut : la réalité d’un théâtre à Avignon
Depuis un ou deux ans, des tensions sont apparues entre les théâtres et les compagnies, qui obéissent à des logiques très différentes. Quelle est la réalité d’un théâtre à Avignon, non seulement lors du festival en juillet, mais également tout au long de l’année ? Compagnies et théâtres peuvent-ils trouver un terrain d’entente ? Éléments de réponse avec Laurent Rochut, directeur de la Factory et vice-président d’AF&C pour le collège théâtre.
Théâtres et compagnies, partenaires incontournables ou frères ennemis ? Depuis un ou deux ans, des tensions sont régulièrement exprimées publiquement, tant par Zibeline, journal en ligne sur les événements culturels à Marseille et en région Sud-PACA, avec sa campagne #Balancetonoff, que par les Sentinelles, fédération de compagnies professionnelles du spectacle vivant. Les uns et les autres dénoncent une précarisation croissante des compagnies, en raison de conditions tarifaires exorbitantes. Dans leur pétition l’an dernier, les Sentinelles visaient explicitement, en première ligne, les théâtres.
Parce que d’une part nous pensons avec Jean Renoir que « ce qu’il y a de terrible dans ce monde, c’est que chacun a ses raisons », d’autre part nous voulons être un organe de dialogue au service de tous les professionnels, afin qu’ils s’écoutent et travaillent ensemble, en bonne intelligence, Profession Spectacle a décidé de laisser la parole successivement aux deux parties, afin qu’elles puissent énoncer leurs difficultés, paisiblement.
Vice-président d’Avignon festival & compagnie pour le collège théâtre, Laurent Rochut dirige la Factory, qui comprend le théâtre de l’Oulle, où des résidences et des levers de rideau ont lieu toute l’année, et la salle Tomasi, avec laquelle il accompagne des compagnies, en majorité du Grand Avignon, toute l’année (cinq en 2018-2019).
Entretien sur la vie et les logiques d’un théâtre à Avignon.
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Près de 1600 spectacles sont enregistrés en 2019 dans le Off d’Avignon alors même que, selon Pierre Beffeyte, le public stagne depuis plusieurs années. Quel est l’impact sur les théâtres ?
Ce sont davantage les compagnies que les théâtres qui le prennent de plein fouet. Parce que pour le même public, plus de spectacles, cela signifie moins de spectateurs devant chaque représentation. La conséquence pour nous en tant que lieux, c’est le risque d’une sélection naturelle. Cela pâtira essentiellement aux lieux qui sont davantage des garages que des théâtres.
Quelle est l’économie d’un théâtre à Avignon ?
Quand on décide d’investir dans un lieu, ça veut dire qu’on immobilise énormément de capitaux. Il y a deux modèles. Le premier est l’achat du fonds de commerce, ce qui est un investissement conséquent puisqu’une petite salle représente déjà 200 000 à 300 000 euros, une somme qui s’envole dès lors qu’on achète les murs. Quelqu’un qui est en pleine phase d’investissement doit nécessairement entrer dans une logique économique. Ce qui est certain, c’est que l’été permet de financer en partie le reste de l’année, car ce n’est pas l’activité artistique qu’il y a à l’année à Avignon qui permet de chercher des revenus complémentaires.
Et pour les théâtres éphémères, qui fonctionnent uniquement par la location d’un espace ?
Les théâtres éphémères sont le second modèle. Mais il ne faut pas se tromper : nous sommes nombreux à faire de la location ; c’est mon cas, même si je travaille par ailleurs à l’année. L’été, c’est ce qui sécurise le socle qui nous permet d’exister les onze autres mois… en partie du moins, car je suis parfois obligé de remettre au pot dans l’année. Mon activité à l’année me coûte de l’argent.
Vous n’êtes cependant pas tous présents à Avignon avec les mêmes objectifs…
Non, c’est vrai. Nous n’avons pas les mêmes idéaux ni les mêmes missions. Dans mon cas, il serait plus simple et moins onéreux de n’ouvrir que l’été. Mais ce que je vise, c’est une identité propre ainsi qu’une présence pérenne et active sur le territoire.
Cette rentabilité estivale n’est pas sans susciter des réactions : Zibeline et les Sentinelles ont par exemple réagi l’an dernier sur les conditions d’accueil, provoquant un vif débat entre théâtres et compagnies. On parle par exemple de locations entre 12 000 et 25 000 euros pour une heure et demie de créneau, laissant à peine le temps de monter et démonter le décor – si tant est que celui-ci soit autorisé. Cela vous paraît normal ?
Cela a effectivement été le buzz des Sentinelles, mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Ça ne date pas d’il y a deux ans ! Ce qu’il faut garder en mémoire, c’est que pour pouvoir offrir à des compagnies de faire le festival l’été, il faut un lieu en ordre de marche. Pour que ce lieu soit en ordre de marche, il y a plusieurs solutions, qui correspondent aux modèles économiques énoncés précédemment. Le premier est d’avoir grenouillé depuis tellement longtemps dans Avignon, comme Raymond Yana [ancien président d’AF&C et directeur de l’espace Alya, NDLR] ou le fondateur de Présence Pasteur [Pierre Lambert, NDLR], qu’on a des accords avec des écoles et qu’on peut se permettre d’être au ras des coûts fixes : ils louent un mois et renvoient tout le matériel à la fin du festival chez les loueurs, sans presque aucun frais le reste de l’année. Mais il ne s’agit que de 30 % des lieux.
Pour tous les autres, qui sont largement majoritaires, l’enjeu est de dédier un lieu au théâtre, qui soit présentable et fonctionnel l’été. Il ne peut être question d’en faire un restaurant ou n’importe quel autre commerce le reste de l’année, et le transformer soudain en théâtre pour l’été. Dès lors que vous transformez un lieu en théâtre non modifiable et permanent, que vous investissez 220 000 euros en vue du festival – ce fut mon cas avec la salle Tomasi l’an dernier alors que je ne suis que locataire –, cela signifie que l’économie de ce lieu dépend en grande partie du festival. Il y aurait la place pour faire vivre cent théâtres le reste de l’année à Avignon, nous n’en serions pas à ce genre de calcul. La réalité, c’est qu’il y a plus de cent lieux au festival qui restent équipés à l’année, mais sans activité artistique. Il faut donc que le festival rende ce modèle économique complètement viable. Si nous ne pouvons pas payer nos traites et rembourser les crédits-bailleurs qui nous louent le matériel, les théâtres fermeront leurs portes.
Mais que répondez-vous à ceux qui, pour grossir le trait, vous reprochent de survivre en dévorant les compagnies ?
Nous n’avons pas les mêmes problématiques. Si je ne suis pas capable de financer mon théâtre toute l’année, toutes ces compagnies n’ont pas de lieu où jouer l’été. Donc on parle dans le vide ! Si elles attendaient qu’on cale nos coûts de créneau sur les charges variables de l’été, cela veut donc dire qu’il n’y aurait qu’à peine trente théâtres à Avignon, c’est-à-dire ceux qui n’existent que l’été comme le collège de la Salle, l’espace Alya ou la Cour du Barouf, et pas cent-trente. Encore que ces lieux éphémères qui se transforment en théâtre l’été ont des charges variables beaucoup plus lourdes, puisqu’il faut qu’ils louent un gradin, un parc de machines, le montage et le démontage, voire un loyer colossal pour certains… Quant à tous les autres lieux, ils doivent payer l’entièreté de l’année, durant laquelle on ne tire aucun profit, pour que les salles puissent être disponibles l’été. Les compagnies sont bien gentilles, mais si elles veulent jouer, il faut que les théâtres soient ouverts et donc qu’il y ait des gens qui payent leur loyer pendant un an. Autant une compagnie peut décider de ne pas faire le festival une année, autant un propriétaire ou locataire de murs à Avignon ne peut se le permettre.
C’est entendu, les théâtres et les compagnies ont des logiques distinctes, voire opposées. Mais n’est-il pas possible de travailler à une meilleure entente ? Si oui, que suggérez-vous ?
C’est précisément le travail que j’entreprends à l’année. Mon idée est de dire que, si l’été est un temps marchand incompressible, il y a tout le reste de l’année pour proposer un accompagnement. Telle est une des missions d’AF&C. Vous avez d’ailleurs assisté à notre forum, qui travaille en ce sens. Nous réfléchissons ainsi à la manière de créer des temps, tout au long de l’année, dans les salles équipées qui ne sont pas utilisées : accompagnement de résidences, soutien à l’émergence… Nous visons une logique de coopération permanente entre les compagnies et les lieux, qui sorte de l’irascibilité marchande de l’été.
En somme, vous visez à faire d’Avignon la capitale permanente du théâtre.
Non seulement j’accueille quarante résidences à l’Oulle, mais en tant que vice-président d’AF&C, je travaille à nouer par ailleurs des partenariats avec d’autres lieux du Off. L’enjeu est qu’Avignon se fasse une spécialité d’être une pépinière d’artistes, un incubateur d’art vivant à l’année, ainsi qu’un grand outil d’accompagnement, en lien avec les régions. Elle en a tout le potentiel : le parc machines existe, le parc immobilier également… Reste à ouvrir les théâtres ! Il faut maintenant une volonté politique, quelqu’un des affaires culturelles de la mairie qui s’empare de cette idée et pousse la dynamique jusqu’au bout, d’autant que ce sera profitable à tous, y compris aux commerçants. À moins d’un an des municipales, cela pourrait devenir un enjeu électoral majeur. Les centres dramatiques nationaux et les scènes nationales n’ont pas la capacité d’accueillir autant de résidences qu’ils le voudraient ; cela pourrait devenir une spécificité d’Avignon, un cas unique en France : être le nœud de la création théâtrale, la base arrière de l’art vivant. La question de la location de salle deviendra mineure, puisque nous aurons pu travailler ensemble toute l’année. Imaginez ! Si dix, quinze ou vingt lieux s’ouvraient également pour accueillir quarante compagnies par an, de nombreuses pièces seraient bien accompagnées dans le Off. Le regard des uns sur les autres changera forcément. C’est ma vision, et la raison pour laquelle je me suis présenté à la vice-présidence d’AF&C.
Ce qui ressort de vos propos, c’est qu’AF&C cherche davantage à créer un écosystème global et à l’année qu’un festival particulier et estival.
Absolument ! Nous sommes dans cette dynamique de création d’un écosystème du Off, qui permettrait de répondre aux besoins des compagnies et des théâtres, et de les conduire à une collaboration harmonieuse. Car si nous avons nos impondérables économiques en tant que lieux, ce n’est pas pour autant que nous ne cherchons pas des dispositifs pour aider les compagnies. Nous savons que c’est indispensable, que nous devons avancer ensemble. Le fonds de soutien va dans ce sens : le collège des théâtres a voté unanimement pour sa création, alors même qu’il ne vient pas en aide aux lieux, pour payer par exemple la masse salariale des techniciens, mais aux compagnies. Tout a été fait de concert. La professionnalisation voulue par l’équipe de Pierre Beffeyte, ce n’est pas du marketing, mais une prise de conscience collective qu’il faut aller vers un écosystème qui bénéficie à tous.
N’y aurait-il pas néanmoins la possibilité de faire appliquer une charte, avec une instance de contrôle pour les lieux qui abuseraient l’été ?
Il y a une impasse liée au droit français : c’est très compliqué de faire appliquer une charte. Cela voudrait dire d’abord qu’AF&C se paye un bataillon de contrôleurs, ce qui signifie un gros budget supplémentaire pour cette seule mission. Et si on décide d’exclure tel ou tel théâtre, il faut alors créer des instances de remédiation, avoir la capacité d’aller en justice… Les compagnies sont mieux placées qu’AF&C pour attaquer un lieu non conforme ; le seul critère du respect de la charte ne pèse pas bien lourd juridiquement. Plus généralement, n’importe quel organisme qui édite une charte travaille sur la bonne intelligence et la bonne compréhension, dans l’intérêt de tout le monde. Mais on n’est jamais à l’abri à 100 % d’un tordu qui filoute la charte. C’est pourquoi, plutôt que la judiciarisation, nous privilégions d’autres outils tels que la commission de médiation.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
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Crédits photographiques : Agatha Moore