Laurent Fréchuret : « Le spectateur, c’est quelqu’un qui paye pour ‘travailler’ ! »
[Écho du web] Régis Bardon vient de publier un long et bel entretien avec le metteur en scène Laurent Fréchuret, ancien directeur du CND de Sartrouville et fondateur du Théâtre de l’Incendie. Il met en scène une pièce de Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, sorte de fable politique et poétique autour de l’histoire d’un homme chargé de mettre au pilon les livres depuis 35 ans et qui ne rêve que de les sauver…
Courts extraits sensés
« Tout mon travail au CDN de Sartrouville a consisté à construire les conditions adéquates de la création artistique : comment placer l’art au centre, afin d’accueillir le public, et non pas l’inverse. Éviter que l’art ne soit que l’hôte accessoire et divertissant d’une municipalité sans conscience. »
« J’aime qu’on s’attaque aux auteurs et aux histoires les plus complexes, et qu’on arrive à les partager avec des gens qui, dans l’idéal, sont comme des passagers clandestins. Des gens qui débarquent, qui ne sont jamais allés au théâtre, et qui tout d’un coup sont émus, ou se mettent à réfléchir, et donc… à travailler ! Le but de nos créations, en effet, c’est de faire travailler le spectateur. Le spectateur, c’est quelqu’un qui paye pour « travailler », et s’il ne travaille pas, si tout lui est mâché, s’il ne se met pas en état de s’élever à la réception d’une œuvre ou à la participation à une création, c’est que quelque chose cloche. »
« Écouter le désir d’un acteur, c’est déjà la moitié du travail du metteur en scène. »
« On fait des pièces de théâtre pour les continuer, les enrichir, et les rendre « infinies » ; parce qu’en effet elles ne sont pas finies, et peut-être que sans nous, elles ne seraient pas non plus infinies. Il faut les continuer en les travaillant avec les spectateurs. »
Question de sens et de « sensure »
« Préférer disparaître avec un ancien monde qui constituait à lui seul le sens même de notre vie, plutôt que d’accepter d’être esclave dans un monde nouveau, qui va faire qu’on ne peut même plus lire les livres, ou que les livres interdits ont été recyclés, qu’ils sont blancs, qu’on ne peut même plus les consulter, les sauver par la mémoire.
On devra même subir l’impression de nouveaux livres sur ces livres, et on sait très bien ce que ça veut dire. Ce que ça veut dire aujourd’hui, par exemple, dans notre société. Quels sont les livres à venir, ou plus exactement : qu’est-ce que la censure aujourd’hui ? Ce n’est pas la même censure que celle qu’on subissait il y a trente, quarante, cinquante ans, sous le régime communiste ou sous le régime fasciste. On faisait des autodafés, on détruisait les livres ouvertement, de façon brutale, visible, publique, mais du coup résistible. On pouvait résister parce que c’était beaucoup plus visible et brutal. Aujourd’hui, on fait appel au plaisir, au consumérisme, et plutôt que d’interdire un livre, on va le noyer sous des centaines de livres de je ne sais quels animateurs de télévision ou autres. Tout le monde écrit un livre aujourd’hui, tout le monde a quelque chose à dire, tout le monde y va de sa petite biographie, comme si c’était intéressant. Les vrais livres sont engloutis sous des centaines de livres inintéressants. Ils deviennent inaccessibles. Et si d’aventure ils tombent sous les yeux des gens, ils sont incompréhensibles pour la plupart d’entre eux, car ils ont été abreuvés et abrutis de télévision et de divertissements.
Ce phénomène est celui de « la sensure », avec un « s » initial, dont parlait Bernard Noël il y a déjà une trentaine d’années . Nous sommes passés dans une société de la perte du sens. C’est terrible, parce que c’est une censure qui fait appel à notre plaisir on consomme à outrance, et on se consume, pris au piège de ce miroir aux alouettes. Nous, pour y résister, on essaye donc de faire appel à un autre plaisir, qui est le plaisir de la pensée partagée, de la sensation partagée. »
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