“L’Art des cavernes” : quatre amis artivistes à l’assaut de la publicité capitaliste
Entre satire sociale et délire entre potes, entre ressorts comiques et tension dramatique, L’Art des cavernes se cherche un peu, à l’image des militants anti-pub dans la pièce. Nous rions devant la complicité, le talent indéniable et la formidable énergie de ces quatre bons comédiens, tout en espérant une densité qui n’advient jamais pleinement.
Créé l’an dernier de manière confidentielle et un festival d’Avignon plus tard, L’Art des cavernes arrive (revient) à Paris pour une représentation hebdomadaire, au théâtre Clavel. Cette pièce est la première création de la compagnie Les Petites Abeilles, constituée de Léo Dérumaux, Ronan Heuzel, Barthélémy Maupas et Alexandre Wirth, quatre comédiens fraîchement sortis de leurs écoles respectives et qui n’ont pas craint de créer de bout en bout – de l’écriture à l’interprétation – leur spectacle.
Synopsis – 1995. Bombes de peinture en main, Manolo, Maurice et Octave, les trois seuls membres du groupuscule “les Tartineurs” (référence aux fameux Déboulonneurs ?), collectif anti-publicité dans laquelle ils voient un fleuron du capitalisme, veulent réveiller les consciences : ils invoquent le « droit de non-réception » en réponse à l’agressivité de réclames qui n’en finissent plus de se multiplier. Si l’ambition est clairement affichée, si les discours et grands principes sont affirmés en grande pompe, leur action ne rencontre qu’un faible écho. L’arrivée de Jacques, jeune homme solitaire et instable, bouleverse alors l’équilibre du groupe.
Jusqu’où peut-on aller pour réveiller les consciences ?
Bourgeois en manque d’idéal
Le synopsis et son déploiement scénique semblent suggérer une actualisation des Justes, d’Albert Camus. Il n’en est rien. Le titre de la pièce est emprunté au grand théoricien de la communication, Marshall McLuhan : « La publicité, c’est l’art des cavernes du XXe siècle. » Si les personnages antipub revendiquent un « artivisme », s’ils se pensent comme « le catalyseur », « la pointe de la flèche », « l’étincelle » de la rébellion contre le capitalisme, le sous-texte est volontairement humoristique, comme une volonté de ne pas faire d’abord œuvre politique, mais théâtrale.
Les militants sont des bourgeois en manque d’idéal, citant mystérieusement Brecht, ou encore Victor Hugo : Octave (Alexandre Wirth), joueur de guitare dans le métro comme son père, a une particule, Maurice (Léo Dérumaux) est l’intellectuel de la bande, tandis que le petit chef Manolo (Ronan Heuzel), qui se rêve petit Che, se prénomme en réalité Emmanuel. Tous trois sont étudiants, dotés d’une véritable éducation. Seul Jacques (Barthélémy Maupas) est le déraciné, le sans-patrie, ainsi qu’il se présente à ses compagnons de fortune ; il est aussi, non sans quelque facilité, celui qui est instable, donc susceptible de se radicaliser le plus rapidement.
Danse au bord du gouffre
Les quatre comédiens nous entraînent aisément dans leur humour, à travers des dialogues très rythmés, travaillés à la seconde près. S’il peut y avoir ici ou là une longueur, c’est précisément parce qu’ils nous imposent une vive pulsation, un tempo où chaque dialogue intervient dans un naturel déconcertant. Ces garçons-là ont du talent, de l’énergie, se mouvant avec une facilité jamais surfaite. Nous rions beaucoup, plus que dans bien des comédies actuelles, du fait de cette générosité communicative.
Le recrutement de Jacques opère une balance : la seule force comique laisse sa place à une dimension tragique qui se déploie, timidement, de vignettes en vignettes. Jacques est celui qui met en pratique les théories pleines d’idéal mais désincarnées de ses trois compères, à la manière de Brandon Shaw et Philip Morgan, les étudiants de La Corde d’Alfred Hitchcock, qui appliquent une théorie du surhomme – droit pour certains êtres supérieurs de tuer les êtres inférieurs – enseigné avec enthousiasme par leur professeur Rupert Cadell, interprété par James Stewart.
Ces quincaillers du militantisme ont beau vouloir préserver cette légèreté qui caractérisent leur engagement, et plus précisément la joie de mener leurs actions, l’engrenage se met peu à peu en place, jusqu’au surgissement de l’impitoyable. Il y a quelque chose de bien vu dans le rapport au réel, dans la manière dont le sérieux surgit brutalement de nos actes anodins, quand ils ne sont pas réellement assumés, quand nous ne mettons pas le poids de notre existence dans nos dires et nos faits. Nous aimons croire que nous dansons au bord du précipice, à condition que la chute nous semble in fine improbable.
Les protagonistes tourbillonnent sans percevoir qu’ils se rapprochent inexorablement du gouffre. Nous vivons cette légèreté absurde, nous sentons le gouffre s’approcher ; nous peinons néanmoins à vivre le moindre vertige, les comédiens persistant jusqu’au bout à user de la corde comique.
Une compagnie encore jeune mais besogneuse
Tel est le principal défaut de la pièce, que nous pourrions résumer ainsi : l’enthousiasme entre amis comédiens l’emporte parfois sur l’acte théâtral lui-même. Cela a deux conséquences : d’une part les acteurs se mettent peu en danger et vont à la facilité, privilégiant des rôles qui leur correspondent plutôt que des personnages de composition ; d’autre part l’enjeu tragique est parfois trop englouti dans le rire, si bien que la montée vers la radicalisation ne nous apparaît jamais comme vraiment substantielle. À ne pas vouloir trancher entre deux registres, le spectateur est saisi dans cet entre-deux, ne pouvant prendre l’absolutisation des théories au sérieux (alors même que nous sommes en 1995, année du terrible attentat dans le métro Saint-Michel), ni en rester au rire devant le désarroi croissant de Jacques. L’un comme l’autre sont des possibles ; l’un comme l’autre sont improbables.
À l’origine, la plupart des spectateurs rejoint la cause : qui n’est pas anti-pub ? Qui n’en a pas assez de voir la propagande commerciale envahir tous nos espaces, jusqu’au pissotière de bar ? Il aurait fallu nous impliquer affectivement, voire existentiellement dans ce combat ; il aurait fallu diversifier l’humour, l’approche, les nuances. À ne rien prendre au sérieux, les quatre comédiens pêchent par leur jeunesse.
Mais comme dit le proverbe, la jeunesse est une maladie dont on guérit bien vite. Reste la formidable énergie de ce collectif printanier, qui promet beaucoup et dont on souhaite voir les prochains bourgeons tout bientôt. Le rire et le talent sont déjà là ; il ne manque que la tension et la maturité. Ces petites abeilles sont indéniablement besogneuses. À suivre donc…
Spectacle : L’Art des cavernes
Création : 2018
Durée : 1h15
Public : à partir de 14 ans
Texte, mise en scène et interprétation : Léo Dérumaux, Ronan Heuzel, Barthélémy Maupas et Alexandre Wirth
Lumière : Cristian Soto
Contact : Les Petites Abeilles au +33 6 35 43 95 43
En téléchargement : dossier du spectacle
Crédits photographiques : DR
Où voir le spectacle ?
Spectacle vu le jeudi 21 mars au théâtre Clavel (Paris)
– 21 et 28 mars, 4, 11, 18 et 24 avril, 2 et 16 mai : Théâtre Clavel (Paris)
– En tournée ? Affaire à suivre.
.
Découvrir toutes nos critiques de spectacles